À Mirmande, d’humbles fleurs font de la résistance

Une méditation de Jacques Musset sur la capacité de résistance chez les humains à l’image des fleurs de Mirmande.

Il est, à mi chemin entre Valence et Montélimar, dans le département de la Drôme, au milieu des vergers qui surplombent la vallée du Rhône, un petit village perché sur une colline et classé parmi les plus beaux de France : Mirmande. On est déjà en Provence.J’y viens trois fois  par an pour me ressourcer spirituellement au Centre de rencontres de la Magnanerie, vaste maison blottie au pied du village créée par Marcel Légaut et ses amis en 1967.

Cette année, durant le séjour de Pâques, en me rendant à la poste par la petite route qui court au-dessus des anciens remparts, j’ai vu ce que je n’avais encore jamais vraiment vu. Un étonnant spectacle, apparemment si banal qu’on peut le côtoyer à longueur d’année sans le remarquer. Il en est ainsi des choses les plus ordinaires  dont nous méconnaissons les secrets faute de les regarder.

De part et d’autre de la chaussée goudronnée, au bas des murs moyenâgeux, à gauche et au pied de l’imposante rambarde de pierre à droite, poussent des chapelets de roses trémières, de giroflées et de multiples fleurs roses ou violettes dont j’ignore le nom. Pareillement,  prennent racine, dans les interstices des pierres soigneusement jointoyées des habitations, des bouquets de giroflées jaunes et d’autres petites plantes. Etonnant ? oui, inattendu même, car la présence à profusion de la vie végétale dans un décor de pierre, de ciment, de chaux  et de goudron est une surprise de taille. Comment, en un sol si ingrat et inhospitalier pour des plantes, ont-elles pu pousser, grandir, s’épanouir ? En plein été, les roses trémières atteignent un bon mètre de hauteur. Comment, sur si peu de terre échouée au gré des vents dans les minuscules trous des façades, les giroflées ont-elles réussi à se développer sans soins particuliers ? J’ai regardé de près les racines des touffes resplendissantes : elles plongent entre deux pierres dans l’épaisseur de la chaux et, de saison en saison, elles s’y maintiennent sans se dessécher.

La vitalité de ces plantes est extraordinaire. Nul ne sait d’où elles proviennent. Les graines primitives ont-elles émigré du conservatoire des plantes  installé en bas des remparts ? Des oiseaux ont-ils facilité leur transport ? En tout cas, point de traces ici de semailles humaines. La vie végétale s’est imposée sans être programmée ni souhaitée. Elle fait de la résistance.

Ce mot de résistance m’est soufflé intérieurement par la conférence de l’une d’entre nous ce matin. Elle nous présentait l’aventure de la résistance spirituelle et politique d’un petit groupe d’étudiants allemands appelant publiquement leurs compatriotes à s’opposer au nazisme. Arrêtés, ils furent décapités en 1943. Je suis sorti de cette conférence profondément touché  par la lucidité, le courage, la maturation humaine et spirituelle de ces jeunes. Dans l’ambiance archi-conditionnée de l’Allemagne d’Hitler qui ne tolérait aucune contestation, il s’est trouvé des îlots de résistance dont celui de «  La Rose blanche » pour dénoncer l’idéologie totalitaire et éveiller les consciences.

Les fleurs poussant  dans les failles du goudron et de la pierre m’ont paru être un symbole très expressif de la capacité de résistance chez les humains face à ce qui les écrase, les emprisonne, les endort, les déshumanise. L’Histoire est remplie de témoignages qui mettent en lumière cette éminente vertu.. Dans les sociétés et les religions tentées de s’ériger en absolu, se sont levées et se dressent toujours des êtres pour contester les systèmes qui prétendent détenir la vérité et l’imposer par la force, l’intimidation, la séduction et la répression. Pareilles initiatives  ne se prennent jamais sans risques. Affronter l’autoritarisme est éminemment périlleux. Certains ont payé chèrement le prix de leur engagement : marginalisation sociale, calomnie, emprisonnement, dénonciation, assassinat, interdiction de publier et d’enseigner… Des noms émergent pêle-mêle à ma mémoire. La liste est longue de quelques-uns de ces grands témoins : Antigone, Socrate,  Jésus, François d’Assise, Martin Luther, Nelson Mandela, Bartolomé de las Casas, Félicité de Lamennais, Alfred Loisy et ses amis « modernistes », Les théologiens Congar, Chenu, Hans Kung, les évêques Oscar Romero, Jacques Gaillot, Pierre Claverie,  le général Jacques de Bollardière, les théologiens de la libération en Amérique latine, le Général de Gaulle en 1940, le prêtre écrivain Jean Sulivan,  le pasteur Dietrich Bonhoeffer, Gandhi, le jésuite Teilhard de Chardin, la juive Etty Hillesum, le moine bouddhiste Päldèn Gyatso et combien d’autres innombrables mais moins connus qui se relaient de génération en génération pour ouvrir des brèches dans les champs clos des pseudo-vérités et des fausses évidences…

Eux tous sont le sel de la terre, qui empêche le monde de s’affadir et la vie de devenir insipide. Ils auraient eu mille raisons de ne pas entrer en résistance et de se cantonner dans le politiquement correct, le religieusement convenu et le socialement admis. L’autojustification  est  un exercice  largement pratiqué. Vaincre ses peurs, affronter l’inconnu, prendre des risques, ne pas se laisser intimider, demeurer fidèle à ses convictions malgré les obstacles est une aventure qui engage sur des voies étroites qui ne sont pas balisées. La fécondité d’un tel engagement n’est pas toujours perceptible immédiatement. Mais elle  apparaît tôt ou tard. L’histoire en témoigne également. Des acquis qui nous semblent aller de soi aujourd’hui en tous domaines sont issus d’un lent et patient travail de résistance qui a fini par produire des fruits. Mais en réalité rien n’est jamais acquis définitivement, les régressions sont toujours possibles : la lucidité s’impose en permanence ainsi que le devoir intérieur de défendre les valeurs essentielles.

Quelles leçons vous m’enseignez, humbles fleurs  de Mirmande qui faites de la résistance ! Fragiles, exposées à tous les vents, menacées par les intempéries et la malveillance de passants, vous êtes pourtant, d’année en année, au rendez-vous du printemps et de l’été. Vous n’avez pas demandé le droit d’exister, on ne vous a pas concédé  officiellement la permission de vous implanter. Vous êtes là tout simplement et silencieusement comme des sentinelles, témoignant que la vie peut surgir là où on l’attendait le moins.

Vous qui passez inaperçues de beaucoup de promeneurs, uniquement attentifs à la beauté des façades et aux vastes horizons  de collines verdoyantes, vous poursuivez sans désemparer votre enseignement fondamental auprès des humains : il n’est pas pour l’homme de conditions, si défavorables et si enfermantes qu’elles soient,  auxquelles il ne puisse résister. C’est là sa grandeur, même s’il y laisse sa vie. Puissions nous entendre votre message !

23 IV 09

Jacques Musset

 

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