Journée sur la Fraternité

Restitution des 2 conférences et du débat qui a suivi

1) l’une de André Wénin, un des spécialistes du Livre de la Genèse et auteur de plusieurs ouvrages dont « Joseph ou l’invention de la fraternité ». Il analyse les récits de Caïn et Abel et celui de Joseph et ses frères dans la Genèse et nous livre une réflexion intéressantes sur la fraternité.

2)Puis une conférence de Christine Pedotti qui nous fait réfléchir sur ce sujet à partir des textes du Nouveau Testament et la vie de Jésus.

Conférence Pr. André Wénin :

Vous avez donc entendu le premier, et le dernier texte qui dans la Genèse parlent de Frères. Avec Caïn c’est un meurtre, avec Joseph, c’est la fraternité découverte. Entre les deux, on l’a évoqué brièvement, il y a d’autres frères avec des relations difficiles comme Esaü et Jacob, mais aussi des relations entre sœurs difficiles aussi comme entre Léa et Rachel. Et ces difficultés fraternelles s’étalent au long d’une histoire familiale sur quatre générations.

La Genèse n’est pas un livre de modèles à imiter. C’est plutôt un livre qui raconte la vie, sans enjoliver, pour que le lecteur puisse y réfléchir. S’y retrouver comme dans un miroir, mais réfléchir aussi par sa manière de vivre, et sa manière de vivre notamment la fraternité. Un livre de vie pour se comprendre soi-même en compagnie de ces personnages.

Caïn donc, c’est la première histoire de frères. Et vous l’avez entendu, c’est l’histoire d’un échec. En réalité, c’est moins l’histoire de frères (au pluriel) que l’histoire de Caïn lui-même. Caïn, qui dans ce texte, n’est jamais appelé frère. Abel est nommé sept fois frère de Caïn, mais Caïn, n’est jamais appelé frère. Caïn, c’est l’homme qui ne réussit pas à devenir frère.

Où est le problème de Caïn ? Spontanément, lorsqu’on entend ce texte, on se dit le problème il vient de la préférence de Dieu lorsque les frères font des offrandes et qui regarde celle d’Abel, mais ne regarde pas celle de Caïn. C’est une injustice que Dieu commet envers Caïn. Et on comprend Caïn. Et si nous réagissons comme ça à la lecture, ça veut dire que nous marchons dans le récit que le narrateur a préparé pour nous et qui est un peu un piège. Pourquoi ? Parce qu’il veut précisément que nous ressentions en nous-mêmes les émotions de Caïn, que nous nous ajustions, d’une certaine manière que nous nous identifiions à cet homme qui, devant un injustice qui lui est faite, se rebelle, et se rebelle avec la jalousie, voire avec l’envie. Au fond, la question du texte c’est « comment Caïn va-t-il gérer cette émotion, comment va-t-il gérer ce sentiment, comment va-t-il gérer cette injustice qui lui est faite ? »

Question au lecteur : comment nous, lorsque nous vivons une situation comme celle-là, comment l’assumons-nous, comment la dépassons-nous, choisissons-nous le chemin de Caïn ?

Mais prenons un peu de recul, parce que nous ne somme pas Caïn, j’espère … Prenons un peu de recul, et voyons un peu les choses en amont :

En fait, quelle est la première injustice qui est commise dans ce texte ? Eh bien c’est l’injustice qui est commise par la mère.

Regardez au début comment Caïn est traité. Caïn, dès qu’il nait, sa mère l’appelle Caïn, en disant « j’ai acquis un homme (là je corrige la traduction parce qu’elle n’était pas tout à fait correcte), j’ai acquis un homme avec le Seigneur, avec Adonaï ». « Acquérir » un homme : elle fait de son fils une possession, mais aussi « avec Adonaï », comme si son fils était un demi-dieu. Ce fils a droit à une exclamation, une exclamation admirative qui explique son nom.

Et puis le récit continue en disant « et elle continua à enfanter son frère Abel ». Remarquez que ce n’est même pas son fils Abel, c’est le frère de l’autre. Et vous savez comme moi combien il est valorisant d’être « le frère de l’autre » ! Et non seulement c’est peu valorisant, mais il n’a pas droit à une parole de sa mère et son nom signifie : fumée, buée, vapeur ! Bref, il ne fait pas le poids.

Et c’est là la première injustice : c’est que vous avez un frère, un fils, qu’on dirait aujourd’hui « surinvesti » affectivement, et un autre négligé. Et lorsque Dieu regarde Abel, lorsqu’il le considère dans son offrande, au fond, il donne, il remet d’une certaine manière l’équilibre en regardant l’un et en ne regardant pas celui qui était trop regardé peut-être. Autrement dit, Dieu va chercher à rééquilibrer la situation, mais, Caïn, qui était le préféré jusque là, vit difficilement cette situation ou ce manque qui lui est imposé.

Caïn au fond, est incapable de voir que cette frustration, ce manque qu’on lui impose (le fait que Dieu ne regarde pas son offrande) que ce fait de manquer de quelque chose, mais en même temps d’avoir un frère qui enfin existe à ses yeux puisque Dieu le considère, il ne comprend pas que c’est une chance pour lui. Accepter le manque, c’est s’ouvrir à l’autre, et un autre qui est ici en l’occurrence son frère. Au fond, quand Dieu ne regarde pas son offrande, il offre à Caïn une chance de découvrir son frère et avec lui, de devenir frère, de découvrir la fraternité.

Mais, vous l’avez entendu, bien que Dieu vienne accorder de l’attention à Caïn, puisqu’il vient lui parler, il vient chercher à le faire réfléchir, malgré cela, ce n’est pas le chemin que Caïn va prendre.

En fait, si l’on regardait ce que Dieu dit à Caïn, vous verrez que c’est des questions qu’il lui pose. Des questions pour le faire réfléchir, pour l’amener à parler de sa situation. Comme si parler de sa situation allait lui permettre de trouver une issue. Mais Caïn ne parle pas, on n’entend pas un mot dans sa bouche. Caïn va se dresser contre son frère et il va le tuer.

Caïn est celui qui ne deviendra pas frère, et vous l’avez entendu, à la fin de son histoire, Caïn est voué à l’errance. Ayant perdu son frère, il a perdu un point de repère qui lui aurait permis de ne pas errer. La première histoire de frères se termine donc par un meurtre. Et nous aimons, ou nous préférons sans doute, les histoires qui finissent bien ! …

Et pourtant, la sagesse de la Genèse est précisément de commencer en nous racontant une histoire où la fraternité tourne mal, comme si elle voulait nous avertir que la fraternité, ce n’est pas quelque chose de simple, qu’il y a des pièges, et qu’il est très facile, par manque de parole, en se laissant aller à la jalousie ou à l’envie, qu’il est très facile d’échouer le projet de la fraternité.

Paul Ricoeur écrivait ceci :

« Le fratricide, le meurtre d’Abel, montre que la fraternité est un projet éthique, et non pas une simple donnée de la nature. »

La donnée de la nature elle est là, mais sur cette base-là, un projet éthique doit être construit.

Et c’est ainsi que la Genèse va explorer différents chemins pour trouver une issue autre que dramatique à la fraternité, ce sont les frères que j’ai évoqué tout à l’heure rapidement.

Mais j’en viens à Joseph.

La fraternité est tellement importante dans l’histoire de Joseph comme thème que le mot frère, en hébreu, intervient exactement cent fois dans cette histoire.

Et au début, vous l’avez entendu, les frères commencent par faire le projet de tuer Joseph qui sera sauvé in extremis. D’où vient que cette histoire commence, et quasiment risque de finir, comme celle de Caïn et Abel, le frère cadet étant éliminé ? D’où vient cela ?

Et bien cela vient, on l’a évoqué tout à l’heure dans la présentation, cela vient de la préférence du père, exactement comme le problème de Caïn venait de la préférence de sa mère. Jacob préfère le fils de la femme préférée, Rachel, de la femme décédée, comme s’il voulait, de manière maladroite sans doute, mais faire le deuil, si vous voulez, de ce manque que constitue la mort de sa femme, en reportant son affection sur le fils de cette femme : sur Joseph. Manière maladroite de faire son deuil qui va susciter la haine des frères, une haine que Joseph va attirer en racontant des rêves, on vous l’a dit, où il a le beau rôle. Cela va provoquer aussi chez les frères de la jalousie. Et une des choses qui est inscrite très fort dans le récit, c’est que la haine empêche la parole d’être juste. Empêche la parole de pacifier les relations, de leur donner une tournure qui soit juste. Et c’est précisément parce que la parole dysfonctionne dans cette famille, que progressivement les frères vont en venir à vouloir tuer leur frère.

Mais il y a une autre chose qui joue dans ce drame du début de l’histoire de Joseph. C’est en fait que chacun des personnages qui sont là en présence : Jacob, Joseph et les frères, chacun porte une souffrance et il croit pouvoir se défaire de cette souffrance en faisant quelque chose qui fait mal à d’autres. Sans forcément que celui qui fait ce mal en soit conscient, puisque lui il est conscient surtout de se décharger de son propre mal.

Jacob, il a mal, il doit faire le deuil de sa femme, de la préférée. Et quelle solution choisit-il ? Je vous l’ai dit, il préfère le fils de la femme préférée. Mais cette préférence qu’il va marquer par cette tunique particulière, cette préférence va faire mal aux frères qui ressentent cela comme une injustice, et qui vont alors haïr leur frère.

Joseph ! Joseph, il a dix-sept ans, et c’est un jeune homme qui est coincé entre un père qui le préfère et des frères qui le haïssent. Joseph est quelqu’un qui est mal dans sa peau, dirions-nous aujourd’hui. Comment cherche-t-il à s’en sortir ? En rêvant, et en rêvant qu’il va faire la réconciliation de la famille autour de sa personne. Ce qui évidemment amplifie encore la haine de ses frères et leur jalousie : « pour qui se prend-il celui-là, pour se croire le centre ? »

Et donc les frères souffrent, souffrent de l’injustice du père, souffrent de l’insensibilité de Joseph. Ils sont jaloux, et ils pensent qu’ils vont se libérer de cela, qu’ils vont se libérer de leur poids, en éliminant leur frère, en éliminant le gêneur, de telle sorte que la famille, sans le gêneur, puisse enfin fonctionner normalement puisse enfin être une fraternité normale.

Chacun vit une souffrance, et chacun cherche à s’en libérer, mais il cherche à s’en libérer en faisant porter la souffrance aux autres, sans forcément s’en rendre compte, et c’est cela, me semble-t-il qui fait le drame. C’est que personne ne se rend compte que le mal il le produit à partir de celui qu’il subit.

Et qu’est-ce qui va faire évoluer les choses alors, une fois que Joseph est parti en Egypte et que le père refuse de se consoler de ce départ.

Et bien, il y a d’abord le temps qui passe : vingt ans. Et pendant que le temps passe, et bien les gens évoluent. Joseph, bien-sûr évolue, mais aussi Juda un des frères, dont on raconte l’évolution au chapitre 38. Joseph devient un homme plein de sagesse, plein de justice, et il va devenir, comme on vous l’a dit, le deuxième personnage de l’Égypte.

Et sa sagesse, lorsqu’il va retrouver ses frères, va consister en ceci qu’il va revenir sur ce qui a fait mal pour tenter de changer le cours des choses. Non pas fuir le mal, mais revenir au lieu où précisément les choses ont dysfonctionné, en espérant que les choses fonctionnent autrement. Et il va le faire en essayant de restaurer la parole entre les gens, de faire re-circuler une parole vraie entre les personnages.

Les frères viennent donc chercher de la nourriture en Égypte à l’occasion de cette famine. Joseph, qui n’est pas reconnu [par ses frères], va alors les entraîner dans un processus où d’abord, et c’est la première chose, il va les placer dans la situation où eux-mêmes l’ont placé vingt ans auparavant : dans une prison sans savoir quel sera leur avenir. Et en faisant cela, Joseph les amène à se rendre compte du mal qu’ils ont fait à Joseph. Il les amène à se rendre compte du tort qu’ils ont causé à leur frère, et à le faire en s’en sentant responsables, et en le déplorant. D’une certaine manière, il leur fait prendre conscience de leur manque de fraternité.

Ensuite, vous l’avez entendu, l’autre fils de Rachel n’est pas parmi ces dix. Qu’est-il devenu pour Joseph, qui n’en sait rien. Les frères auraient-ils fait la peau aussi à Benjamin ? Et donc il demande de voir, méfiant. Ses frères lui ont parlé de Benjamin, mais est-il encore en vie ? Et donc il va envoyer ses frères, vous l’avez entendu, en gardant Siméon en otage.

Et en faisant cela, il fait deux choses, la première vis-à-vis des frères, la deuxième vis-à-vis du père.

Vis-à-vis des frères, qu’est-ce qu’il fait ? Et bien il oblige les frères à retourner chez leur père avec un frère de moins. C’est-à-dire comme vingt ans auparavant quand ils sont rentrés sans Joseph. Et donc il va faire revivre aux frères la douleur du père qui les voit revenir avec un fils en moins. Autrement dit il va les obliger à se rendre compte du mal qu’ils ont fait aussi à leur père en le privant de Joseph.

Mais c’est aussi pour Jacob que ça va se jouer, parce que si Jacob a gardé Benjamin avec lui parce qu’il a reporté l’affection privilégiée qu’il avait pour Joseph sur l’autre fils de Rachel : Benjamin, ça signifie que la racine du mal est toujours là. La racine de la jalousie, à savoir la préférence du père, est toujours là. Et ce que Joseph exige c’est que Jacob cesse de chercher à faire le deuil de son épouse préférée en reportant son affection sur le fils qui reste, Benjamin. Et donc il va forcer Jacob à lâcher ce fils-là et à faire confiance à ses frères.

Rentrer chez Jacob, c’est évidemment un psychodrame, mais la thérapie fonctionne. La thérapie fonctionne parce que les frères, en voyant leur père les accuser de lui faire du mal, prennent conscience du mal qu’ils ont fait à Jacob. Tandis que le père, il finira lui, vous l’avez entendu, par comprendre qu’il doit faire confiance à ses autres fils, même s’il a des raisons de s’en méfier, qu’il doit leur faire confiance, s’il veut que tout le monde ait à manger, c’est-à-dire, s’il veut que tout le monde vive.

Et lors du retour en Égypte, Joseph alors va soumettre les frères à une dernière épreuve. Et cette dernière épreuve, c’est vérifier où ils en sont par rapport à la fraternité. Ils ont ramené Benjamin, mais c’est peut-être seulement pour avoir à manger. Ont-ils fait des progrès, sont-ils capables maintenant d’accepter leur frère comme un frère ? Et vous l’avez entendu, il fait arrêter Benjamin en flagrant délit de vol, les accuse, le condamne à rester comme esclave, les frères vont-ils en profiter pour lâcher le préféré du père, vont-il en profiter pour se débarrasser du fils de Rachel ? Et bien non ! Les frères vont se faire solidaires de leur petit frère, et au contraire même Juda va s’offrir pour rester comme esclave en Égypte. Et cela pour épargner à Jacob la souffrance de perdre son autre fils préféré. Là où la préférence du père a suscité de la jalousie, elle suscite maintenant un véritable mouvement de fraternité, qui est de prendre la place de l’autre, pour que l’autre puisse vivre, que son père puisse vivre également.

Désormais, Joseph peut le constater, ses frères sont devenus capables de fraternité, il peut tomber le masque, se révéler à eux, et le texte se termine (enfin il n’est pas tout à fait terminé, il reste cinq chapitres), mais cet épisode se termine lorsque Joseph, nous dit le texte, « parla avec ses frères ». Ils sont enfin capables de se re parler parce que Joseph, avec sa pédagogie extrêmement sage, a réussi à renouer le fil de la parole. Joseph, c’est un homme plein de sagesse, qui fait en sorte que la parole puisse se frayer peu à peu un chemin pour faire reculer les frontières de la jalousie et de la violence. La fraternité que raconte la Genèse n’est pas un « donné », c’est un chemin c’est une construction. Et la Genèse raconte que c’est une entreprise difficile (histoire de Caïn), qu’elle est néanmoins possible, qu’elle est porteuse de vie qu’elle est porteuse de bonheur.

Je vous remercie

Conférence Christine Pedotti :

 

Je suis spécialement heureuse, je sais que je parle en trois lieux différents, mais je suis particulièrement heureuse de le faire ici à Reims, parce que je parle un peu à domicile si j’ose dire puisque je suis Ardennaise et que je suis venue faire mes études à Reims, d’abord, c’est la première halte avant d’arriver à Paris, donc je me sens un peu chez moi. Voilà.

Sur cette histoire de fraternité, j’aurais beaucoup de choses à en dire, je vais peut-être justement commencer par, puisqu’on vient de parler du dico des filles, par cette singularité qui fait que je me suis posé la question de savoir comment les femmes étaient présentes dans l’Église et dans le catholicisme en particulier. Et une des difficultés c’est que le monde religieux dans sa façon de s’exprimer, s’exprime dans les termes de la paternité. Depuis à peu près deux mille ans, et même avant, assez largement dans la Bible, même si on vient de voir qu’il s’agit de fraternité.

Je trouvais que c’était assez gênant. J’ai été constater que les « sœurs » féministes d’outre-Atlantique, essayaient de contourner le problème en parlant d’un Dieu qui serait mère. Et il est vrai qu’on trouve dans l’Ancien Testament matière à dire que Dieu serait un père mais aussi une mère, qu’il aurait les entrailles qui frémissent, et donc qu’il y a aussi de la féminité en Dieu. Mais cependant les efforts de ces féministes américaines qui ont été jusqu’à penser qu’il fallait dire que Dieu était à la fois père et mère ne me semblaient pas complètement satisfaisants. Et en cherchant comment ce christianisme, si marqué par le patriarcat, c’est-à-dire par une forme culturelle qui est marquée par le pouvoir des hommes sur les femmes, c’est de ça dont il s’agit dans le patriarcat, comment est-ce que ce christianisme là pouvait demeurer une bonne nouvelle pour le troisième millénaire alors que les femmes étaient arrivées à une situation d’égalité des droits, d’accès à la culture et à l’éducation.

Et en cherchant comment faire, je me suis en fait rendue compte, en discutant dans le mouvement que j’ai créé avec Anne Soupa, avec des garçons, avec des filles, des hommes et des femmes, qu’il y avait peut-être une dimension qui n’avait pas été exploitée au cours des deux mille ans qui viennent de s’écouler dans le christianisme, qui était la dimension de la fraternité.

Or cette dimension de la fraternité elle est présente, nous venons de le voir, dès l’origine, puisque d’une certaine façon, pas d’une certaine façon, de toute évidence, je ne sais pas si c’est le premier péché, mais c’est le premier crime que nous décrit la Bible, c’est bien l’assassinat du frère, ce fratricide initial entre Caïn et Abel. Et quand on cherche dans la Bible on voit en effet, à travers la prodigieuse histoire de Joseph et ses frères, à quel point la fraternité est le sujet dont se sont saisis ces premiers textes initiaux. Or en fait on n’en faisait me semble-t-il, pas grand usage.

Certes on a bien vu dans Jésus, les pères de l’Église ont toujours souligné que Joseph était une figure d’un précurseur de Jésus. Mais me semble-t-il, ils ne sont pas allés au bout de la réflexion, parce que ce n’était pas le moment pour eux d’y aller sans doute. On a beaucoup dit que cette tunique ensanglantée était le signe, effectivement précurseur de la mort sur la croix, mais finalement on n’allait pas au bout de cette histoire de fraternité. Et, dans le christianisme, au bout du compte si l’on regarde, la fraternité a été souvent perçue comme, je dirais, une vertu surnuméraire. Quelque chose de supplémentaire. On était frères et sœurs parce que c’était bien comme ça. Sans se rendre compte, et ce que je vais maintenant plaider, que la fraternité est en fait au cœur du christianisme et je vais même faire un pas de plus que Paul Ricœur qui dit que c’est une question éthique, je dis : la fraternité est une question ontologique, elle est le propre du christianisme. Je vais même pour aller vite, dire que, au fond, à Dieu ne plaise, si je récrivais le prologue de saint Jean, je ne dirais pas « et le verbe s’est fait chair », je dirais « et le verbe s’est fait frère ».

C’est de la fraternité, c’est une fraternité radicale et décisive qui est instituée dans le Christ. C’est-à-dire que la fraternité du christianisme, ce n’est pas le triptyque républicain français « liberté égalité fraternité », c’est quelque chose de beaucoup plus important que ça. Et donc si on lit la Bonne Nouvelle chrétienne dans les mots de la fraternité et non plus dans les mots de la paternité où nous sommes fils et filles du même père, il me semble que nous pouvons la relire en termes stricts, comme étant le lieu dans lequel nous sommes faits frères et sœurs et rachetés du fratricide.

Je vais un pas plus loin. Vous savez qu’on a souvent considéré dans la théologie chrétienne que la mort de Jésus sur la croix était un déicide. Je vous propose de le regarder comme un fratricide. C’est me semble-t-il, le fratricide par excellence, et c’est en quoi les pères de l’Église, reconnaissants en Joseph le précurseur de Jésus, ils le reconnaissaient aussi dans les actes par exemple, et dans celui qui est le frère assassiné. En fait on sait que Joseph effectivement n’est pas assassiné, mais les frères, eux, pensent qu’il est mort. Et on a dans cette mort de Jésus sur la croix, le fratricide par excellence. Avec cette idée, dans le texte de Caïn et Abel, il y a cette très belle image du mal tapi qui désire Caïn. C’est une image extraordinairement concrète, cette vision du mal. Et je pense qu’il est possible de lire la mort de Jésus en croix, comme étant le lieu où s’exprime par excellence, le fratricide.

Nous n’avons pas tué Dieu, nous avons tué le frère. Le frère par excellence, celui qui voulait effectivement être le frère de toutes et de tous, celui qui se donnait comme le frère de tous et de toutes et c’est effectivement dans ces termes-là que je vous propose de lire la croix.

Et comme dans l’histoire de Joseph, dans laquelle c’est Joseph le frère, qui restaure la fraternité, dans la croix, c’est bien Jésus le frère, qui restaure la fraternité, en demandant « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » il y a effectivement un pardon qui est donné là, sur la croix, pardon donné par le frère qui en nous faisant ses frères, malgré le sang de la croix, en nous restaurant dans la fraternité éteint ce fratricide radical. Éteint le fratricide. Et d’ailleurs, on en trouve la trace de façon extrêmement intéressante quand on commence à lire l’Évangile par ce biais, c’est que Jésus ressuscité va dire aux femmes devant le tombeau « va parler à mes frères, à tes frères qui sont mes frères, et dis-leur que je les attends en Galilée ». Et quand on lit l’Évangile et qu’on cherche à quel moment Jésus va appeler les siens, les disciples « frères », on découvre de façon très étonnante, que c’est la première fois qu’il les appelle « frères ». C’est-à-dire que c’est dans la résurrection, après que soit restaurée dans la résurrection, dans le salut, cette fraternité qu’Il va dire aux femmes « va dire à mes frères qui sont tes frères ». Ce qui signifie que c’est bien cette fraternité qui nous est donnée. L’adoption dans laquelle nous sommes dans le christianisme, c’est d’abord une adoption fraternelle. Nous ne sommes pas d’abord les fils et les filles du Père, nous sommes d’abord les frères et les sœurs de Jésus, et c’est par Jésus, que nous sommes faits filles et fils du Père.

Et donc cette fraternité qui est instaurée dans le christianisme, n’est pas seulement une affaire de bons sentiments. C’est vraiment le cœur vibrant, c’est la révélation du christianisme, cette fraternité humaine. Dont nous sommes rendus capables au-delà du péché, dont nous sommes rendus capables au-delà du fratricide.

Il y a dans le christianisme une vraie lucidité. Cette lucidité qui commence dans les textes de la Genèse. Toute fraternité est menacée par le fratricide. Et pour ne pas nous adonner au fratricide, nous devons en passer par l’acte de salut radical qui est instauré par le Christ. C’est en cela que nous sommes sauvés du fratricide.

Qu’est ce que nous pouvons en tirer comme conclusion ? Il me semble que cette fraternité universelle, ce destin des frères que nous avons à vivre est d’une ressource pour le troisième millénaire, puisque c’est là où nous sommes aujourd’hui, nous abordons le troisième millénaire, dans un monde où nous sommes sept milliards, bientôt neuf, la question de la jalousie entre les frères et les sœurs, la question de savoir comment on va partager les biens de ce monde, comment on va vivre ensemble, c’est une question qui à mon avis se lit dans une fraternité, dans la capacité à reconnaître la fraternité universelle. Dans la capacité de la vivre en toute lucidité, sachant qu’à tout instant, cette fraternité est menacée par le fratricide, nous sommes des gens clairvoyants et conscients qui savons que le péché, le mal, est tapi dans l’ombre et le désir, mais nous savons aussi que nous avons les moyens d’y résister et de vivre par delà, dans le pardon, y compris ce fratricide.

Voilà ce que j’avais envie de partager avec vous sur cette question de la fraternité aujourd’hui, de façon me semble-t-il assez prophétique, vous êtes des fraternités, votre fondateur a toujours refusé, me semble-t-il de vivre une relation de paternité pour instaurer la fraternité. Il me semble que c’est une valeur phare pour l’avenir, une des valeurs les plus précieuses que porte le christianisme, et une des choses que nous avons à vivre, à annoncer, à laquelle nous avons à croire. Il me semble que si nous sommes porteurs d’une bonne nouvelle de salut, c’est-à-dire qui sauve ce monde, c’est effectivement dans la fraternité que nous pouvons la puiser, que ça n’est pas une ornementation de la vie chrétienne, que ça n’a rien à voir avec une forme de gentillesse (être gentils les uns avec les autres) et pour faire un pas de plus encore, j’appelle de mes vœux, le fait que dans le christianisme nous sachions vivre et célébrer un sacrement de la fraternité. Donc je ne suis pas pour qu’on diminue le nombre des sacrements mais pour qu’on l’augmente. Je souhaiterais qu’on l’augmente en célébrant de façon habituelle et sacramentelle le rite du lavement de pieds qui me semble être un des rites les plus évidents d’un sacrement de fraternité dans lequel on se met au service du frère. Et puis je rappelle que dans le grand texte final de Matthieu 25, du jugement final, c’est bien de fraternité dont il est question puisque Jésus va dire à tous, à ses disciples « ce que vous aurez fait au plus petit d’entre mes frères, c’est à moi que vous l’aurez fait ». Donc il me semble qu’il y a bien là le cœur battant du christianisme. Il est bien dans cette fraternité qui nous est donnée, qui vient de Dieu, qui nous est donnée, et que nous avons me semble-t-il la capacité de vivre pour le Salut de l’humanité.

Merci.

 

Temps de question/réponse avec les assemblées des trois sites :

 

Ces 2 conférences ont fait ensuite l’objet d’un débat que nous avons décidé d’ajouter à cette présentation.

 

Question Jean-Louis Berger-Bordes :

Qu’est-ce qui fait « tilt » ou qui fait « dring » en première analyse dans ce que vous avez entendu des paroles de votre interlocuteur. Par exemple, quand Christine Pedotti dit « au commencement était le frère », plutôt que la chair, c’est quelque chose qui résonne, qui consonne pour vous M. Wénin ?

 

André Wénin

C’est pas « au commencement était la chair, ou était le frère » mais c’est « le verbe s’est fait chair … ». Mais sur la base […] je dirais c’est le verbe qui fait le frère. C’est-à-dire c’est la manière dont on entre en lien avec l’autre dans la parole …

Je ne sais pas si vous avez remarqué  pour l’histoire de Caïn : de nouveau on a trafiqué la traduction parce que ça ne va pas. L’hébreu est tout à fait bizarre. Lorsque Dieu a parlé à Caïn, Caïn ne répond pas à Dieu, et le narrateur continue en disant « et Caïn dit à son frère Abel et lorsqu’ils furent aux champs, Caïn se dressa contre son frère Abel et le tua ». Pourquoi dire qu’il dit, sans dire ce qu’il dit ? C’est parce qu’il ne dit rien qui vaille la peine d’être rapporté. Caïn c’est celui qui parce qu’il est incapable de parler à son frère, ne peut que l’éliminer. Donc c’est celui qui ne trouve pas le chemin de la parole. Et justement, dans l’histoire de Joseph, c’est parce que Joseph retrouve le chemin de la parole avec ses frères qu’il arrive à faire quelque chose qui rend les frères des frères. Et je pense que ce n’est pas du tout un hasard que le verbe s’est fait frère, et que le frère s’est fait verbe, parce que c’est la seule manière qu’a Dieu, si je peux dire, à travers Jésus de restaurer la fraternité.

Maintenant, je suis très sensible à l’intervention de Madame Pedotti, parce qu’en fait, j’avais un autre texte en tête, à savoir un texte de Paul qui parle de Jésus comme premier né d’une multitude de frères. Et la naissance de Jésus au sens fort du terme, c’est la résurrection, c’est-à-dire le texte que vous avez pointé dans les Évangiles.

Jean-Louis Berger-Bordes :

Ce ne sera pas un point de débat entre vous alors ! Mais peut-être, vous Madame Pedotti, y a-t-il un point de l’exposé de M. Wénin, comme ça en première analyse, que vous souhaiteriez éclaire peut-être ?

Christine Pedotti

En fait je suis frappée dans ces textes, c’est pour cela que j’aime la lecture qu’André Wénin en fait, de l’extraordinaire fraicheur des textes. C’est-à-dire que finalement quand on les regarde, ils racontent notre propre histoire. Ils ne racontent pas une histoire qui est éloignée de nous : nous avons tous des familles, des frères des sœurs, des beaux-frères, des belles-sœurs, etc. qui peut dire que cette tentation …

De pointer si vite dans les relations humaines la question de la jalousie, de la préférence des parents, mais quelle lucidité chez les auteurs inspirés. Alors vous l’avez pointé, moi je crois vraiment que le premier péché, le mal à l’œuvre, il est dans le fratricide. Je pourrais soutenir que la faute qu’on pointe entre Adam et Ève finalement est une forme de prise de liberté, et je ne suis pas si sûre que ça que ce soit la chute. En revanche, je suis bien certaine que dans le texte de Caïn et Abel …

Vous savez que c’est une chose très surprenante, c’est que c’est un texte qu’on ne lit pas dans la liturgie, le texte de Caïn et Abel, c’est un texte qui n’est pas présent dans la liturgie chrétienne, vous pouvez aller à la messe etc. c’est un texte qu’on ne lit pas. L’impasse qui est faite là ouvre devant moi une sorte de vertige : pourquoi ne sommes-nous pas capables de regarder la réalité de ce texte ?

André Wénin :

Je pourrais quand même répondre parce que (puisque vous voulez qu’on ait un débat) je ne peux pas être d’accord : en tous cas la manière dont Genèse 2 et 3 raconte, elle raconte ça comme une faute, mais elle ne prend pas le terme de faute, le nom de « faute » ne vient que lorsque Caïn lui-même met un mot sur ce qu’il a fait. Et c’est un mot qui veut dire à la fois « la faute que j’ai faite » et « la conséquence de cette faute que je dois porter». Donc vous avez raison sur ce point là, mais je pense que, j’ai essayé de montrer dans un bouquin, que justement ce qui se passe avec les parents au point de départ, c’est justement la conséquence de ce qui s’est passé au moment de l’Éden, c’est-à-dire du choix de la convoitise.

Mais je voudrais quand même encore dire quelque chose parce qu’un jour j’ai été appelé par un groupe qui préparait la catéchèse pour des enfants, avec des manuels pour enfants à discuter des textes bibliques. Après quatre ou cinq textes, je trouvais qu’ils prenaient toujours des textes positifs etc. et le texte que je devais traiter c’était l’histoire de l’échelle de Jacob avec les anges qui montent et qui descendent. Et je commence la séance en leur disant « écoutez je trouve quand même assez bizarre que vous preniez tout le temps des textes positifs, beaux, etc. ». Moi j’aurais été à leur place, j’aurais pris le texte qui précède, le texte où Rébecca pousse Jacob à tromper son vieux frère aveugle – « Mais non ! On ne va pas donner ça à des enfants, enfin quel exemple on va leur donner ? ». Je leur dis : si vous voulez intéresser des enfants à la Bible, donnez-leur un texte pareil, parce qu’ils vont s’y retrouver tout de suite, et ils verront que c’est leur histoire. Et puis quand ils continueront à lire, ils verront que ce n’est pas parce qu’ils sont comme Jacob, que Dieu ne peut pas les rejoindre dans leur histoire.

Clermont-Ferrand Question (Laurent, fraternité JBdLS à Clermont-Ferrand)

Alors on a bien compris le parallèle entre les fraternités (d’où le rôle de l’Ancien Testament) et la situation actuelle, peut-être pourrait-on parler d’un fratricide avec le manque de vocation chez les frères, je ne sais pas, je n’ai pas peur des mots, mais on a compris aussi que la fraternité était une construction des hommes au-delà des liens biologiques. Mais il y a une question de fond qui me taraude depuis toujours c’est : pourquoi le mal fait-il partie du dessein de Dieu dans cette reconstruction de la fraternité ?

André Wénin :

Je suis un lecteur de la Bible, je ne suis pas dans les pensées de Dieu, c’est important à dire quand même… Même si je suis un théologien je pense « sur » Dieu, mais je ne suis pas sûr de comprendre ce que Lui pense.

En fait ce que les récits bibliques cherchent à faire ce n’est pas d’abord dire que Dieu a un plan et que dans ce plan le mal en fait partie ou qu’il en tient compte ; ce qu’ils racontent, c’est comment va la vie et comment Dieu fait pour rejoindre les hommes, les hommes et les femmes, pour rejoindre l’humanité dans ce qui la constitue, c’est-à-dire aussi dans le mal qui l’habite, c’est-à-dire aussi dans la violence qui la déchire, c’est-à-dire dans les valeurs aussi qu’elle vit à savoir la possibilité de réconciliation et de fraternité. Au fond, la Bible ne fait pas une sorte de théorie dogmatique, si vous voulez, où elle dit voilà Dieu dans son plan a prévu ceci, cela. Non ! Elle prend les hommes, les humains tels qu’ils sont, et elle cherche à raconter comment Dieu vient prendre les humains par la main pour essayer justement de les faire progresser sur un chemin de fraternité.

Christine Pedotti :

De fait moi aussi, je suis plutôt lectrice de la Bible. J’ai souligné déjà toute l’image concrète dans l’histoire de Caïn et Abel : le mal tapi comme une bête, je crois que c’est ça l’expression, l’idée que c’est une bête tapie qui te désire. Il y a là quelque chose. C’est une image incroyablement concrète. Le mal comme étant une chose qui est une possibilité, une capacité que nous avons à nous laisser aller au mal. C’est effectivement une chose que nous observons. Je ne veux pas dire que c’est mystérieux parce que c’est un mot derrière lequel on se défile quand on dit « une chose mystérieuse ». Mais finalement cette observation du fait qu’il y ait une sorte de gouffre possible dans lequel on peut se laisser aller, on peut s’abandonner au cours du mal. Et finalement on n’a pas beaucoup d’informations sur le « pourquoi », mais on a des informations sur le « comment on s’en sort ». Et d’une certaine façon, ça me semble être plus utile de savoir comment on s’en sort de cette affaire de mal, que de savoir pourquoi il est là. L’observation montre que le mal est là, qu’il œuvre, qu’il nous désire, que d’une certaine façon il aspire à nous, il nous aspire, et qu’il y a des moyens de ne pas y succomber. Et finalement, c’est quand même ça la narration de la Bible d’un bout à l’autre. Pour ajouter les choses, je suis toujours extrêmement sensible à la vision qu’a Saint Paul quand il dit : « la création qui gémit dans la gésine, qui gémit dans la douleur de l’enfantement ». Quelque chose qui n’est pas achevé et qui s’achève et qui est en marche. C’est parce que me semble-t-il aussi on a une vision extrêmement fixiste, comme si les choses avaient été donnée, et puis qu’elles s’étaient dégradées. Je sais qu’il y a une voie du christianisme qui porte ce pessimisme d’un temps qui aurait été achevé, d’un âge d’or, et on serait depuis dans la chute, dans la décadence. Et moi je ne crois pas ! Je choisis l’autre voie du christianisme, celle qui dit que nous sommes en marche, et que c’est l’avenir qui nous appelle. Et que dans cette marche vers l’avenir, il y a à la fois le désir, ce désir de Dieu qui nous appelle vers l’avenir, et en cours de route, nous nous heurtons à la difficulté, au mal qui effectivement est tapi dans cette possibilité extraordinaire, qui fait qu’à la fois Dieu nous appelle, et que cet appel, c’est un appel auquel on peut ne pas répondre.

André Wénin :

J’ajouterais peut-être qu’au début de l’histoire biblique, ce qu’il y a c’est que Dieu prend un risque avec l’être humain. Parce que précisément l’être humain est quelqu’un qui est créé libre, autrement dit qui est créé inachevé et qui doit collaborer à son propre achèvement et que c’est le lieu de sa liberté. Et c’est précisément le lieu de la liberté, et devient, rapidement avec Caïn, le lieu d’un choix entre cet animal cette bête qui désire, et en même temps l’invitation de Dieu à dominer cela. Autrement dit, l’être humain n’est pas laissé à lui-même par rapport à un mal qui l’entraînerait inexorablement, au contraire il y a un travail qu’il est possible de faire, qui est le travail de la domination de cela. Et en hébreu, le mot qui dit « dominer » c’est un verbe qui veut dire aussi « raconter des histoires » : en racontant des histoires on fait voir le mal, on rend les gens lucides et on leur permet d’avoir prise d’une certaine manière, d’avoir un peu de lucidité par rapport à eux-mêmes, de voir où le mal se tapit en eux et comment ils peuvent éventuellement échapper à l’emprise totale en tous cas d’un mal comme celui là.

Clermont-Ferrand Nicolas, fraternité La Salle Lyon Nord :

Une remarque par rapport à l’Évangile : à la fin du chapitre 12 chez Matthieu, Jésus évoque celui qui fait la volonté de mon père est aussi pour moi un frère ou une sœur, c’est pour faire la remarque par rapport à ce que vous avez dit [que le terme de « frères » n’apparaît dans la bouche de Jésus pour qualifier les disciples qu’après la résurrection]. Et ensuite, par rapport à Jacob, on peut comprendre sa préférence de cœur finalement pour son fils Joseph puisqu’il l’a eu avec sa femme, sa femme préférée Rachel.

Christine Pedotti :

Effectivement les scènes sont rapportées par les évangiles synoptiques : c’est toujours la même scène : la mère, les frères et les sœurs de Jésus viennent à Capharnaüm pour le récupérer parce qu’en fait ils pensent qu’il est en train de prendre des risques et on lui dit « ta mère, tes frères, tes sœurs sont à la porte qui te demandent », et Jésus regardant l’assemblée dit : « qui sont ma mère mes frères, mes sœurs, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la mettent en pratique ». Il y a des variantes suivant les évangiles synoptiques. Donc effectivement, il y a bien là, la souche d’une fraternité qui n’est pas la fraternité selon le sang, mais qui est la fraternité spirituelle. Mais ce que je soulignais, c’est que jamais dans l’Évangile, à moins que je me sois trompées, mais je ne crois pas, jamais dans l’Évangile, Jésus n’appelle les siens, ses disciples « mes frères ». Il ne les appelle pas frères jusqu’à ce moment où nous sommes après la résurrection et il va dire aux femmes : « va dire à mes frères… » Et à ce moment-là effectivement, il les nomme des frères ils sont institués dans la fraternité, effectivement à ce moment-là. Mais effectivement la fraternité spirituelle est clairement instituée à ce moment-là, devant la préférence que Jésus énonce, dans cet élargissement, qui est que ma mère, mes frères, mes sœurs, ce sont ceux qui mettent la parole de Dieu en pratique, et qui l’écoutent. Donc ça c’est pour la partie Nouveau Testament de la question.

André Wénin :

Pour Jacob, bien sûr qu’on comprend Jacob qui cherche à faire le deuil de sa femme comme il peut. Justement il me semble que le but, ou en tous cas la visée de ce texte est de montrer que même si l’on peut comprendre les gens dans les réactions qu’ils ont, dans la manière dont ils agissent, il reste que ce qu’ils font, pour se faire du bien pour se consoler, a des répercussions sur les autres qui peuvent être négatives et que dans la mesure où on n’est pas attentifs à cela, c’est-à-dire dans la mesure où on est plus attentif à son propre mal qu’à celui qui affecte les autres, on risque alors de faire mal aux autres sans même s’en rendre compte, et donc de se mettre sur une voie où le mal va faire boule de neige. Donc il ne s’agit pas de juger Jacob parce qu’il ferait quelque chose de mauvais, il s’agit de voir…

Vous avez déjà remarqué que ces textes, qui sont extraordinaires pourquoi ? Parce qu’ils ne jugent jamais. Vous n’avez jamais un jugement négatif sur un personnage, ni même un jugement positif. C’est le lecteur qui doit faire sont travail de voir que c’est comme ça que la vie va. Mais si je suis dans cette situation là, est-ce que je vais permettre à l’histoire de m’instruire quant à la manière dont sans le vouloir je peux faire du mal aux autres, et de la manière dont, en faisant cela, je risque d’entraîner une mécanique qui va me dépasser. C’est un travail de lucidité. Et je suis tout à fait d’accord avec ce monsieur qui pose la question : mais on le comprend Jacob. On serait à sa place on ferait la même chose. Oui ! Mais on ferait pareil, mais est-ce qu’on est conscient des conséquences. Comme quand Ève a son premier fils, le premier fils c’est un demi-dieu ! Oui mais s’il n’y a pas de place pour l’autre, ça devient un problème.

Jean-Louis Berger-Bordes :

Madame Pedotti, vous évoquez le fait que Jésus nomme ses disciples « frères », en fait il appelle ses disciples « frères » après la résurrection, en fait il les nomme via les femmes : « allez dire à mes frères », mais quand il les interpelle, il les appelle « mes amis » comment vous interprétez cela : en fait la seule fois où il interpelle ses disciples, il les appelle ses amis et non pas ses frères ?

Christine Pedotti :

J’observe. Je pense que les textes sont écrits de manière extraordinairement précise, et que les évangélistes ont bien maturé pour les écrire, et que ce n’est pas un hasard si en fait cet usage du mot « frère » n’intervient qu’après la résurrection. L’interprétation que j’en ai, mais qui peut être discuté, c’est que c’est la résurrection, c’est-à-dire la mort que je dis être le fratricide par excellence qui est en fait effacé par la résurrection et qui est pardonné dans l’acte de salut qui est à l’œuvre dans la résurrection, et que c’est ça qui finalement libère la fraternité, qui devient effective, possible, libérée. Et je crois que c’est ce que les évangélistes savaient, et c’est pourquoi, avec une précision qui est toujours très impressionnante (moi j’écris des livres, et je suis d’une jalousie absolue sur les auteurs sacrés : ils écrivent d’une façon qui me rend d’une jalousie absolue, qui ne me porte pas au fratricide, je vous rassure) mais je trouve qu’il y a une précision, une exactitude dans les textes dont nous disposons qui leur donne…, c’est pour ça d’ailleurs que des gens comme André Wénin et bien d’autres passent une vie entière à les faire résonner. L’image que j’essaie d’avoir, si vous me permettez cette digression, c’est que les textes sont, (comme vous savez en BD quand les personnages sont cernés, on dit que c’est une ligne claire) et là le texte est une ligne claire qui est tendue, tendue. Et au fond, lire l’Évangile, lire les textes de la Bible, c’est comme, sur une corde de guitare, faire bouger un tout petit peu cette corde, et entendre à quel point il y a des résonnances, il y a une musique, un son extraordinaires qui se développent autour de ces textes. Donc l’expérience que j’ai faite, puisque vous avez bien voulu rappeler que j’avais commencé comme journaliste en écrivant pour les enfants, on se rend compte d’une chose étonnante, c’est que un texte d’Évangile, on ne peut pas le résumer, on ne peut pas écrire un texte d’Évangile plus court que ce qu’il n’est. Il est écrit avec une tension intérieure telle qu’on ne peut pas retirer de mots. Et cette expérience qui est je dirais, littéraire, me sert pour comprendre que quand les évangélistes font des choix, il faut les prendre au sérieux. Et que s’ils n’utilisent pas le mot « frère » quand Jésus appelle ses disciples, jusqu’à après la résurrection, je veux croire que ça n’est pas un hasard, et que ça signifie une chose très importante.

Jean-Louis Berger-Bordes :

Merci, heureusement pour nous qu’on pouvait résumer un texte de l’Ancien Testament …

Christine Pedotti :

On a eu une immense déperdition en faisant cela !

Question Nantes Caroline.

Je voudrais remercier Madame Pedotti : j’ai bien aimé ce qu’elle nous a dit sur « nous sommes frères et sœurs de Jésus et par cette fraternité nous sommes fils et filles de Dieu », mais ma question est plutôt pour Monsieur Wénin, qui nous raconte que Joseph, plein de sagesse reste méfiant. Méfiant quand ses dix frères arrivent sans Benjamin, et qui s’inquiète pour son frère Benjamin, savoir s’il est mort ou pas. Méfiant quand Benjamin revient : est-ce que ses frères vont le sauver face au piège qu’il lui tend. Ma question est celle-là : doit-on pour être frères et pour que la fraternité fonctionne se tendre des pièges et prendre les risques que prend Joseph, est-ce que c’est nécessaire ? Merci.

André Wénin

Je répète que la Genèse n’est pas un livre de modèles ! Et ici, il y a plus qu’une histoire de fraternité. Moi j’en ai résumé deux, mais on aurait pu prendre celle entre Esaü et Jacob, même déjà entre Abraham et Loth et encore entre Jacob et Laban et entre les sœurs, etc. Si on multiplie les histoires c’est bien pour dire qu’il n’y a pas une recette. Ce n’est pas un livre de recettes qu’il suffirait d’appliquer, c’est souvent ce qu’on nous a fait croire malheureusement dans la tradition récente de l’Église, qu’il suffisait d’appliquer quelques recettes faciles pour arriver au but. Mais tout le monde sait que ce n’est pas vrai. Donc ici, il ne s’agit pas d’un livre de recettes, il s’agit de montrer, je pense dans l’histoire de Joseph comment Joseph est sage, précisément parce qu’il ne pardonne pas tout de suite à ses frères. Il veut d’abord faire la preuve que les frères sont capables d’une fraternité, parce qu’autrement, s’il pardonne tout de suite à ses frères, il est peut-être très chrétien, mais il manque de sagesse. Parce qu’il pourrait très bien réinstaurer une situation dans laquelle cette fois-ci c’est lui qui a le pouvoir, et ses frères sont dominés. Autrement dit Joseph, parce qu’il est dans une position particulière qui est la position du dominant, va chercher à faire en sorte à la fois de vérifier où en sont ses frères par rapport à la fraternité et plus spécifiquement par rapport à leur frère Benjamin. Il va chercher à le vérifier, de telle sorte, s’ils ne sont pas prêts à cela, à pouvoir les pousser plus loin. Joseph au fond, c’est une sorte de pédagogue. Autrement dit ici, Joseph se montre frère dans la position où il est en jouant d’une certaine pédagogie pleine de sagesse vis-à-vis de ses frères. Mais les frères, j’aurais pu développer la partie de Juda par exemple… La partie de Juda, sa partie à lui, la manière de se montrer frère c’est-à-dire de se faire solidaire avec le plus jeune pour éviter de faire en sorte que son père ne souffre à nouveau. Et donc d’une certaine manière, la fraternité ce n’est pas un modèle, c’est chacun qui, à la place qu’il occupe à partir de la situation qui est la sienne, cherche à faire un chemin que lui seul peut faire pour inventer précisément, quelque chose qui est de l’ordre de la fraternité. Et vous aurez remarqué d’ailleurs, qu’à la fin de la Genèse on ne dit pas « ils vécurent heureux, ils eurent beaucoup d’enfants ». Autrement dit on arrive à un certain point où il est possible de vivre ensemble en frères. Ce qui ne veut pas dire que tous les problèmes sont résolus pour autant parce que je vous ai dit que la Bible c’est un livre qui raconte la vie, et la vie elle n’est jamais parfaite. D’ailleurs en hébreu, le mot « parfait » quand vous le retournez, ça veut dire « mort ».

Nantes frère André :

Ma question est assez concrète et ramène à la réalité de nos fraternités locales. J’ai découvert à partir de Monsieur Wénin, la place de la parole dans le récit de Jacob : le dysfonctionnement de la parole, la restauration de la parole, la place de la parole dans la construction de la fraternité. Et je me disais que dans nos communautés locales, dans nos fraternités, dans notre communauté éducative, dans nos communautés religieuses aussi d’ailleurs, la parole c’est souvent quelque chose de difficile : on prend difficilement la parole, on donne difficilement la parole, on empêche assez facilement la parole de l’autre. Avec Christine Pedotti, on a une femme qui a osé prendre la parole dans l’Église publiquement. J’aimerais que vous nous disiez l’un et l’autre, à quelle condition la parole est capable d’engendrer la fraternité ?

Christine Pedotti :

D’abord je suis obligée de dire que la paternité a souvent été une sorte de paternité napoléonienne dans laquelle le père avait le droit de vie et de mort, et surtout, d’interdire la parole : on ne parle pas à table dans les bonnes familles, les enfants prennent la parole si on le leur demande. Et finalement nous sommes marqués par cette idée que au fond le boulot du chrétien de base, du baptisé de base, c’est de la fermer. Moi j’ai entendu quelqu’un m’expliquer « vous savez, Christine, vous n’avez rien compris. Ce dont l’Église a besoin c’est du silence obéissant de ses enfants ». Ceci étant dit, c’est peut-être précisément pour ça que la question de la fraternité m’intéresse, parce que justement, elle horizontalise les relations, les frères se distribuent la parole, les frères et les sœurs se distribuent la parole. Donc je crois, et ce n’est vraiment pas une clause de style, qu’il y a dans l’apprentissage d’une fraternité, un apprentissage réellement à faire, quelque chose qui libère la parole et nous permet en effet de nous mettre autour de la table. Alors j’ai plein d’exemples, je rappelle souvent que Paul VI dans une vision, ça lui a peut-être échappé mais c’est formidablement prophétique, dans ecclesiam suam dit « l’Église se fait conversation ». Non pas « entre en conversation avec le monde » mais « se fait conversation avec le monde ». Et je trouve que c’est une image prodigieuse, parce que ça voudrait dire que notre boulot, à nous les chrétiens, c’est d’être la table autour de laquelle les frères et les sœurs du genre humain s’attablent. Voilà, moi c’est la vision, plutôt que le « grand machin » de l’ONU, j’ai un grand rêve, c’est que les chrétiens soient les facilitateurs de la parole. Et on voit bien que parfois ça marche. Par exemple les gens de Sant’Egidio c’est ça qu’ils savent faire, c’est de réussir à mettre des gens autour de la table et de faire circuler la parole fraternellement. Il est évident que nous n’avons pas une grande expérience de ça parce que nous arrivons d’un monde de verticalité dans lequel la parole tombait du haut vers le bas, donc nous avons un grand apprentissage à faire. Les gens qui sont déjà, comme vous, dans la fraternité depuis longtemps, ont peut-être un petit avantage. Permettez-moi de porter un témoignage personnel, dans l’aventure qui effectivement m’a fait décoiffer quelques mitres, je dois dire ici avec une vraie joie que j’ai trouvé une sœur avec Anne Soupa, que je ne connaissais pas, qui est une camarade de lutte, on pourrait dire, en fait nous sommes entrées en fraternité. Et dans cette affaire là pour le moins, au moins elle, il y a beaucoup de fraternité avec d’autres gens, mais elle et moi nous sommes devenues sœurs et ça c’est une grande joie, et je trouve ça formidable d’avoir cette capacité de richesse, ce don de la vie, qui se donne comme ça. Donc il me semble qu’il y a là des choses que nous avons à partager, même si ce n’est pas facile, et puis la fraternité c’est se dire les choses d’égal à égal, donc y compris des choses… Il y a la correction fraternelle qui est au cœur de l’expérience chrétienne, et avec ma sœur Anne, parfois nous passons mutuellement par le stade de la correction fraternelle.

André Wénin :

Par rapport à la question, je reprendrais le début de l’histoire de Joseph. Si vous lisez le chapitre 37 qui est le début de l’histoire où Joseph manque d’être tué, et bien vous aurez une surprise, c’est que vous verrez que chaque fois que quelqu’un prend la parole, il n’y a personne qui lui répond. Sauf un tout petit endroit où Joseph rencontre un type dans la campagne, enfin peu importe… Autrement dit on est là devant des gens qui parlent, mais qui ne communiquent pas. C’est-à-dire qui dans leurs paroles, ne font pas de la place aux autres. Et donc c’est très intéressant, j’ai même mis un doctorant sur la question, pour l’anthropologie de la parole, c’est-à-dire que le discours qui ne fait pas place à l’autre parce que l’autre est dans sa différence donc pas dans la manière dont je me représente l’autre, dont je situe l’autre, et bien c’est une parole qui plutôt que de construire la fraternité est en train d’une certaine manière d’aggraver la fracture entre les frères. Et donc c’est très intéressant de voir comment dans le chapitre où le drame se noue, précisément la parole dysfonctionne en permanence. La chose la plus frappante c’est de voir que dès que les frères voient Joseph, ils parlent entre eux pour tuer Joseph, mais Joseph n’a jamais plus la parole. Jamais plus. Donc vous avez là une situation qui vous montre que la parole, au fond, elle peut aussi bien détruire la fraternité, amplifier la haine, amplifier la jalousie, qu’au contraire, construire la fraternité. Et que donc c’est la question des conditions du bon fonctionnement de la parole pour que cette parole-là soit constructrice de fraternité. Et de nouveau, la Genèse ne vous donnera pas de recette pour ça. Elle ne vous donnera pas de recette, parce qu’on vous montre que parfois, c’est en rusant avec le vrai qu’on arrive à faire la vérité, et que parfois au contraire, il faut dire la vérité. Et ça c’est très juif au fond comme réaction. C’est que la situation, ou la position que vous allez prendre ne sera juste qu’en fonction des autres paramètres de la situation. Et donc la seule chose que je pourrais répondre au frère c’est qu’il faut toujours être conscient, lucide, sur le fait que la parole que l’on dit, si elle ne fait pas vraiment place à la réponse de l’autre, si elle n’appelle pas d’une certaine manière la réponse de l’autre, et bien elle risque de dysfonctionner. En revanche, c’est en laissant place à l’autre dans mon discours lui-même, que la parole peut donner des chances à la fraternité d’exister. Mais il n’y pas de « truc ». Et c’est comme ça que la fraternité est un long apprentissage et que parfois, il faut en passer par la correction fraternelle.

Christine Pedotti :

Juste une phrase pour dire qu’historiquement, les femmes ont été des êtres privés de parole. C’est la première chose. On a beaucoup parlé des femmes, et nous sommes au début d’un temps où ce sont les femmes qui parlent. Et parmi les choses qu’on s’est dites avec Anne au début de notre histoire, c’est que nous ne laisserons plus personne parler de nous, de nous les femmes. Les femmes parlent.

Reims frère Bernard, fraternité de Paris Nord 1

Une réminiscence : ce que vous avez dit l’un et l’autre m’a fait souvenir, et je l’ai expérimenté moi-même dans ma vie : j’ai lu ceci dans un livre : « on choisit ses amis, on ne choisit pas ses frères, ils nous sont donnés ». Une fraternité, j’ai pu l’expérimenter, elle ne tient pas dans la cooptation, elle ne tient à mon avis, que lorsqu’on a des frères qui nous sont donnés.

André Wénin :

C’est une des choses que je dis au début de mon livre. C’est qu’au fond la fraternité n’est pas une relation choisie. C’est une relation qui est imposée. Quand vous naissez et que vous avez un frère dans la famille, vous êtes frère parce que vous êtes nés dans cette famille où il y a déjà quelqu’un d’autre. Et donc ça vous est imposé. Mais le tout, le défi, et c’est là que je vous rejoins, c’est de faire d’une situation imposée, un don. C’est ce que Caïn n’est pas capable de faire. Il n’est pas capable de voir que quand Dieu regarde son frère, il lui donne un frère, il lui donne un frère à voir avec lequel il va pouvoir construire une relation.

Jean-Louis Berger-Bordes :

Il est question souvent de défaut de positionnement des pères à l’origine des tensions de fraternité, et les mères paraissent épargnées. Alors bien sûr il y a Sarah, qui ôte le frère d’Isaac en priant Agar de partir mais que nous dit la Bible en valorisant le rôle, et les carences en somme, des pères, sans évoquer les mères ? Et j’y reviens puisque Madame Pedotti évoquait la notion de Dieu père, Dieu mère, avec ses consœurs d’outre Atlantique. Qu’est-ce qu’on peut en dire de cette observation ?

André Wénin :

Je pense que c’est une vision de la Genèse qui est un peu réductrice parce que tout à l’heure j’ai parlé d’Ève par rapport à Caïn, en fait j’ai été rapidement parce que je n’avais qu’un quart d’heure, et que de Caïn je pourrais parler trois heures sans m’arrêter. Mais au fond c’est un dysfonctionnement entre Adam et Ève qui fait qu’il y a un problème entre la mère et le fils et vous trouverez la même chose avec Rebecca. Vous avez cité Sarah, mais Rebecca, c’est quand même elle qui met le chat dans les poules si je peux dire, en poussant Jacob à aller chercher la bénédiction de son frère et après qui va séparer les deux frères vite fait, parce qu’elle a appris qu’Esaü voulait faire la peau à son frère. Et dans la naissance des mères, allez lire les chapitres 29 et 30 de la Genèse, vous verrez comment les mères prennent possession des enfants qui vont être précisément Joseph et ses frères. Autrement dit, je pense que père et mère sont des pairs.

Christine Pedotti :

Je suis d’un plein accord : je pense que les mères ne sont pas plus exemplaires que les pères dans cette affaire. Je ne fais pas de défense catégorielle des mères, pas plus que des femmes d’ailleurs. C’est l’histoire de l’humanité qui est racontée là, et je pense que les mères ne sont pas indemnes de ces désirs de possession à travers la Bible. Mais il y a quand même une chose que je voudrais souligner c’est que, je parle sous le contrôle d’André Wénin, j’ai cherché un parricide dans la Bible, sans en trouver. Je crois qu’il n’y a pas de parricide, c’est très étonnant. Et je fais une petite annexe à propos de la fraternité, c’est que, vous savez que la psychanalyse nous raconte que prétendument, nous serions une horde de frères qui auraient procédé au meurtre symbolique du père et que c’est ça qui ferait le lien entre les frères. Or en fait cette vision mythologique quasiment, on n’en trouve aucune trace dans la Bible. Je n’ai pas d’exemple de Parricide, je ne sais pas si vous, vous en voyez ?

André Wénin :

Moi je n’en vois pas non plus. Ce qu’il y a d’encore plus amusant, c’est que c’est dans Moïse et le monothéisme que Freud invente cette histoire.

Christine Pedotti :

Oui en effet, je pense que Freud aurait du lire la Bible avec un peu plus d’application.

André Wénin :

Je voudrais ajouter quelque chose parce qu’en fait le premier petit récit où on montre comment une certaine fraternité s’instaure, c’est précisément entre deux femmes, c’est entre Léa et Rachel. C’est très beau à voir comment au fond, c’est chacune qui cède de la place pour le désir de l’autre, c’est au chapitre 30, et qui fait en sorte que ce qui s’est mal passé entre elles, parce que la stérile était aimée, et la non-aimée avait des enfants, elles se jalousaient mutuellement forcément, parce que toutes les deux voulaient les deux : et les enfants, et l’amour du mari, et c’est lorsque chacune concède une place au désir de l’autre, pour que l’autre, le désir de l’autre puisse s’épanouir, que quelque chose se réconcilie entre elles. C’est une sorte de petite vignette qui en fait est en train de préparer la lecture de Joseph, qui va, elle développer ça sur des chapitres beaucoup plus longs.

Frère Fernand, fraternité De Reims

Merci beaucoup pour tout ce que vous nous dites sur la fraternité à partir des textes de la Genèse. La fraternité est une réalité très grande, une valeur très précieuse, très riche. Alors simplement, je voudrais dire que pour nous, la fraternité est pour la mission et dans la mission. Elle n’est pas que cela, mais elle est beaucoup cela. Est-ce que vous pensez que la Genèse, les textes dont vous nous parlez, peuvent être ouverts à cette dimension ?

André Wénin :

Je n’ai jamais regardé les textes sous cet angle là, mais tout à l’heure Christine Pedotti disait qu’on n’a jamais valorisé la fraternité dans le Nouveau Testament parce qu’on n’était peut-être pas dans les conditions pour pouvoir le faire, pour découvrir ce qui était là, mais qu’on n’avait jamais vu. C’est possible qu’il y ait cette dimension d’une fraternité dans la mission dans le livre de la Genèse, mais personnellement à ce stade, je ne la vois guère. En revanche, vous avez des endroits, par exemple je pense aux Actes des apôtres, dont on pourrait aussi parler, parce qu’après la résurrection, les chrétiens entre eux vont s’appeler frères, et donc là c’est précisément dans la louange du Ressuscité, dans la mission d’annoncer le Ressuscité au monde que la fraternité se construit. La Genèse n’est pas le seul texte biblique sur lequel il est possible de réfléchir pour penser la mission. Chaque texte dit une chose, dit plusieurs choses, mais ne dit jamais tout. C’est bien pour cela que la Bible est aussi longue et que les exégètes ont du travail.

Clermont-Ferrand, Jean fraternité de Lyon

Dans l’intervention de Christine Pedotti, qui a commencé par citer les féministes d’outre Atlantique, j’ai repensé à un terme qui est assez précieux, ou assez courant dans la bouche du supérieur général, le frère Alvaro. En effet, il parle souvent de sororité, en complémentarité, ou en opposition à fraternité et j’aurais envie de vous demander est-ce que la sororité au sens du frère Alvaro, a une connotation particulière dans la Bible, est-ce que quelque chose d’un peu spécifique est dit par rapport à ce versant un peu féministe ou féminin des relations interpersonnelles ?

Christine Pedotti :

Le mot de sororité a été inventé par les féministes parce qu’elles voulaient définir la relation, …

C’est vrai que c’est terrible de parler de la fraternité entre les femmes en utilisant un mot qui désigne les hommes. Donc le mot sororité a été imaginé, mais moi je fais un pas de plus, et j’ai découvert avec Florence Montreynaud qui me l’a donné si j’ose dire, c’est le mot d’ « adelphité ». C’est un mot extrêmement précieux puisqu’il est fondé sur le mot grec « adelphos » qui désigne aussi bien, en fait « adelphia / adelphos » la même racine désigne les frères et les sœurs. Ce qui permet quand en fait on fabrique avec le mot adelphité, de désigner les relations de fraternité des frères entre eux, de sororité des sœurs entre elles, et la relation des garçons et des filles, des hommes et des femmes dans cette fraternité, qu’on va appeler l’adelphité. C’est une chose extrêmement intéressante, parce que ça permet de désigner les relations entre les hommes et les femmes qui sont des relations qui sont au-delà de l’amitié, puisqu’on est effectivement dans une relation de parenté extrêmement proche avec la fraternité, l’adelphité étant la même chose que la fraternité, donc cette relation extrêmement proche, et en même temps ça évite de parler de conjugalité, qui est une autre façon de parler des relations entre les hommes et les femmes, on est dans une amitié extrêmement proche. Donc c’est un mot très précieux. C’est aussi un mot qu’on est obligé d’inventer aujourd’hui parce que nous sommes dans une réalité nouvelle : la relation, le compagnonnage des hommes et des femmes, c’est la réalité que vous vivez tous les jours, vous travaillez hommes et femmes côte à côte de façon équivalente, et ce compagnonnage, le fait de porter le poids du jour dans le travail, dans une œuvre commune, pour une mission commune, le mot qui convient, c’est ce mot d’adelphité, ce mot précieux qui finalement met hommes et femmes à la même tâche, côte à côte, dans un lien de très grande familiarité, de très grande confiance, le fait de porter ensemble, de [en] communion, en étant de la même famille humaine et en même temps qui ne fait pas de distinction, non seulement pas de différence entre les sexes, mais même pas de distinction, et je trouve que c’est un mot extrêmement précieux et qui est en fait une expérience totalement nouvelle de nos sociétés. Et je voudrais dire ici que je crois que l’arrivée des femmes (je suis obligée de faire mes couplets, c’est mon métier !) dans cette situation d’être dans une équivalence de droits, de culture, de formation, etc., ça n’est pas accidentel. C’est la verve évangélique qui s’exprime là. Quand on regarde Jésus, quand on regarde cette naissance, on voit bien que pour Jésus, les hommes et les femmes sont rigoureusement de la même humanité. Il a peut-être fallu deux mille ans pour que ça advienne, et la grande parole prophétique de Paul : « il n’y a plus ni maîtres ni esclaves, ni juifs ni grecs, ni hommes ni femmes », nous le vivons en ce moment, ici et maintenant. Je trouverais terrible qu’on ne se réjouisse pas de voir que là l’Évangile est à l’œuvre, et il féconde le cœur des hommes et des femmes, là aujourd’hui dans notre monde. Moi je reçois ça comme un signe des temps. Le pape Jean XXIII l’avait souligné dans « pacem in terris » il avait dit que le fait que les femmes adviennent à cette situation de majorité (majeur par rapport à mineur) était un des signes des temps et un des fruits évangéliques.

André Wénin :

Je suis tout à fait d’accord avec le fait que la manière dont aujourd’hui les relations se structurent, rend difficile de mettre sous un mot qui désigne les relations entre les hommes, en tous cas à partir d’un homme, le frère, je pense que c’est juste pour manifester qu’il faut penser un déplacement. Je ne dis pas que dans la vie courante on ne vit pas des relations de fraternité, mais quand on veut penser les choses, il faut se donner les mots pour le penser, et penser une fraternité qui n’est pas seulement entre frères hommes, ou du frère vers la sœur, mais aussi de la sœur vers la sœur ou de la sœur vers le frère, suppose pour penser qu’on créé un nouveau concept. Je pense que c’est normal qu’on se donne des concepts, parce que les concepts disent quelque chose de la réalité, mais aussi sont à même de modifier la réalité. On ne se rend pas compte du fait que des courants de pensée parfois peuvent modifier radicalement des équilibres sociaux, des relations entre des personnes, voire parfois des rapports de pouvoir. Donc je « consonne » parfaitement avec ce qui a été dit. Si on veut penser la nouvelle configuration anthropologique de notre humanité, si on veut penser la fraternité au sens plein du terme, on doit parler d’une certaine manière, de l’adelphité. Je vous signale qu’en hébreu c’est la même racine aussi. On a des relations sœurs-frères dans la Bible, mais je dois dire que je n’ai pas regardé ça de plus près, je vais le faire parce qu’avec Jacob on va y être. Je n’ai pas encore travaillé sur Jacob, ou tous les cas, pas assez.

Christine Pedotti:

Il y a Tamar et son frère.

André Wénin :

Il y a aussi Laban et sa sœur Rebecca, il va y avoir les deux sœurs Lea et Rachel, il va y avoir aussi Dina, la fille de Jacob avec les frères, … donc voilà, il y a du matériau pour y travailler…

Jean-Louis Berger-Bordes

Dans « Témoignage Chrétien », lors d’un entretien avec André Wénin, vous disiez que la fraternité est une épreuve, alors donnez nous du cœur au ventre pour terminer ce regard, cette appréhension des sources de la fraternité …

André Wénin :

La fraternité est une épreuve au sens biblique du terme, c’est-à-dire que c’est un lieu où il y a des choix à faire, et des choix qui révèlent ce qui est dans le cœur de l’être humain. Cela dit à propos de frère, si je suis ici, c’est entre autres parce que moi-même j’ai été élevé par les « petits frères », nos chers frères, et que mon père était longtemps professeur de mathématiques chez les frères aussi

Christine Pedotti :

Le mot épreuve, il faut le lire dans le sens d’un lieu où l’on s’éprouve, où on découvre quelque chose de soi-même, quelque chose de l’autre. C’est moi qui ai eu le plaisir de faire cette interview avec André Wénin pour Témoignage Chrétien sur la fraternité, et j’ai compris que ce mot d’épreuve était effectivement d’éprouver, comme on éprouve aussi la solidité, la flexibilité, … et aussi parce qu’on éprouve avec le cœur c’est aussi le lieu, la fraternité, c’est le lieu du cœur des sentiments, c’est le lieu où notre cœur est engagé.

André Wénin :

J’ajouterais simplement que dans la Bible, l’épreuve va toujours avec un don. Le don naît à l’épreuve. Comment vais-je recevoir le don ? Mon frère me met à l’épreuve, comment vais-je le recevoir comme frère, comme sœur ou inversement

Ce contenu a été publié dans Réflexions. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.