Journée sur la Fraternité avec Agathe Brosset (2)

 LA FRATERNITE : UNE REALITE A LA SOURCE DU VIVRE ENSEMBLE

 UNE APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE

Introduction

                La fraternité, une réalité, pas une vertu, pas un sentiment, pas une émotion mais du réel à faire advenir qui donne forme à un vivre ensemble, qui est la forme de ce vivre ensemble.

Fraternité, une double raison de réfléchir ensemble sur cette réalité. Ce mot fait partie de la devise républicaine dans un cadre de laïcité : liberté, égalité, fraternité. Et le mot « frère » est employé 986 fois dans la bible induisant une relation biologique (père-mère-frère- sœur) mais également le rapport à tout être humain : « de la main de chaque homme je réclamerai la vie de l’être humain qui est son frère » (Gn 9,5). Et dans une adresse de Jésus aux foules et à ses disciples : « Ne vous faites pas appeler maître, car vous n’avez qu’un seul Maître et vous êtes tous frères. N’appelez personne sur la terre votre père car vous n’en avez qu’un le Père céleste » (Mt 23,8-9). Une double raison donc de réfléchir à la fraternité. Et d’y réfléchir dans le contexte actuel où la fraternité est souvent mise à mal. Chacune et chacun de nous pourrait partager des situations dans lesquelles elle ou il est engagé-e ou dont il lui est fait récit où la fraternité est mise à mal, y compris dans nos propres Eglises.

Mon intention n’est évidemment pas de vous proposer une vision exhaustive du sujet. Je peux simplement vous indiquer quelques pistes de réflexion dont nous pourrons débattre et sur lesquelles vous pourrez en greffer d’autres. Notre matinée sera consacrée à une approche anthropologique de la fraternité sur laquelle nous grefferons, cet après-midi la Bonne Nouvelle de Jésus concernant cette fraternité.

Je partirai d’une analyse de vocabulaire de manière à situer la fraternité par rapport à d’autres mots qui lui sont souvent associés : solidarité, générosité, etc. Puis nous regarderons comment le concept de fraternité s’est inscrit, un jour de l’histoire, dans ce qui est devenu le triptyque républicain. Enfin, nous expliciterons ce qui peut la fonder dans un contexte sécularisé.

1 – Des mots pour dire la fraternité

11 – Le vocabulaire ancien de la relation fraternelle

                Pour les philosophes de l’antiquité : le mot grec philia indique l’inclination réciproque, l’estime, le respect, l’affection qui peut aller jusqu’à l’amour lequel n’est pas l’agapè[1] (cf Jn 21,15-18). Ce terme, philia,  n’est pas employé pour indiquer un lien de parenté. Si l’on veut évoquer le lien familial on utilise le mot  adelphos, adelphè, frère et sœur issus d’une même mère. Adelphotès  indique spécifiquement la fraternité qui résulte du lien familial.

Le mot latin fraternitas est la traduction du grec philadelphia qui évoque l’amour du proche (parent ?),  l’amour du concitoyen.  Sous l’influence du stoïcisme, quelques 300 ans avant JC, la philadelphia évolue en philanthropia, amour de l’humain dans sa généralité, amour qui unit tous les êtres humains dans la grande famille de l’humanité.

12 – Un mot  associé à la fraternité : solidarité

                Le qualificatif « solidaire » apparaît au XVIème siècle dans la langue française. Il s’enracine dans le latin « solidus », solide. Qu’est-ce qu’un solide ? En physique, c’est un corps dont les différentes parties sont liées avec une telle force qu’on ne peut agir sur l’une sans que les autres ne soient affectées. Ex : la boule de billard, quel que soit l’endroit où elle est frappée, c’est tout entière qu’elle est mise en mouvement. Dans cette ligne, on peut définir la solidarité comme une dépendance réciproque, une cohésion interne. Ce n’est pas d’abord un sentiment ou une vertu.

Dans « solidum » on enhtend aussi « solus », seul, qui renvoie à isolé (une personne seule) mais aussi à unique (le seul saint). La solidarité qualifierait alors la cohésion de personnes « uniques ».

En latin juridique, l’expression « in solidum » qui signifie « en bloc » ou « pour le tout » induit une notion de « totalité » ». Les débiteurs « in solidum » sont des débiteurs tels que chacun est responsable de la totalité quand un fait défaut ou plusieurs. Responsables ensemble et pour le tout de ce qui peut leur arriver même séparément ou de ce que peut faire l’un d’entre eux. C’est dans ce contexte juridique qu’est né au XVIème siècle l’adjectif solidaire et au XVIIIème le substantif solidarité.

Des liens de solidarité, entendue de cette manière, prennent corps dans les classes sociales. Deux individus sont solidaires si ce qu’on fait à l’un a inévitablement des effets sur l’autre ou si ce que fait l’un engage l’autre. Ce sont de tels liens de solidarité qui fondent le syndicalisme et le mutualisme. Ils ont quelque chose à voir avec l’étymologie évoquée au début puisqu’il s’agit là aussi de cohésion, cohésion sociale. Aujourd’hui où les structures traditionnelles de solidarité s’effondrent ou se transforment, on passe du « se sentir solidaire » à « l’exigence d’être solidaire ». Nous passons d’un élan sensible de nature affective et multiforme qui relie sans cesse chaque membre aux autres, nos semblables (similarité des membres de la société traditionnelle), puis à une communauté d’intérêts d’individus divisés en groupes sociaux (entre autres par la division du travail), à, de nos jours, une exigence de solidarité entre générations, une solidarité internationale avec des peuples, pour des causes politiques (Palestiniens, Tibétains, Arméniens ….). De quelle nature est alors le lien ? Se sentir profondément solidaire, par exemple d’un peuple, c’est sentir un lien, ou plutôt un pont dressé par-dessus l’absence de tout lien. C’est ainsi qu’on éprouve la plus grande solidarité pour les êtres ou les peuples les plus démunis, les plus esseulés, les plus lointains géographiquement ou socialement. Comme une proportionnalité entre la précarité de leur situation et le degré de solidarité ressentie. Je me sens d’autant plus solidaire que leurs droits sont bafoués.

Mais alors, peut-on encore parler de solidarité ? Où est le solidum ? Ne s’agit-il pas plutôt de compassion (souffrir avec) et si ce sentiment de solidarité se traduit en actes par exemple de partage, ne s’agit-il pas alors plutôt de générosité ? Car solidarité et générosité doivent être distinguées. Faire preuve de générosité, c’est agir en faveur de quelqu’un dont on ne partage pas les intérêts : c’est un acte désintéressé. C’est faire du bien sans que cela en fasse à celui qui est généreux, cela peut même créer un désagrément. Donner à quelqu’un qui fait la manche, c’est de la générosité, pas de la solidarité. Car faire preuve de solidarité, cela reste agir en faveur de quelqu’un dont on partage les intérêts : en défendant les siens, vous défendez les vôtres, en tout cas vous en retirez un bénéfice. Faire grève pour obtenir la réintégration de salariés licenciés ou pour une augmentation de salaire, c’est de la solidarité, car c’est un combat qui, s’il est gagné, profite à celui qui a fait grève et aux autres. Tout le monde bénéficie de l’augmentation, et la réintégration des licenciés augmente la sécurité de l’emploi de ceux qui se sont mobilisés.  Donc, la générosité dans son principe est désintéressée, la solidarité ne l’est pas. Être généreux c’est renoncer au moins en partie à ses intérêts. Être solidaire c’est les défendre avec d’autres.

2 – La fraternité dans la devise républicaine

21 – L’introduction du mot dans la devise républicaine

                La fraternité est devenue une valeur politique au moment de la révolution française. Ce mot voulait alors traduire l’estime réciproque, la reconnaissance mutuelle que des citoyens engagés dans un même projet politique se portaient. Distinguée de l’amour chrétien, la fraternité permettait d’inclure dans un même lien social, sans discrimination, ceux qui croient autrement (les Juifs par exemple qui alors ont eu accès aux mêmes droits que tout citoyen) et ceux qui ne croient pas.

A ce moment de l’histoire française, à l’idée du roi, père symbolique et tout puissant, se substitue celle d’un peuple de citoyens libres et égaux. Les deux qualificatifs sont inclus dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen votée par l’assemblée constituante le 26 août 1789. Art.1 « Les hommes naissent libres et égaux en droit » Encore faut-il faire advenir cette liberté et cette égalité, leur donner droit de cité. C’est ce souhait que porte la formule « Salut et fraternité ! »par laquelle les sans-culottes se saluaient. C’était leur souhait de « bon jour ! ». La constitution de 1791 parle des jours fériés comme de moyens de renforcer la fraternité. Ce qui signifie que la fraternité ne fait pas l’objet d’une déclaration mais qu’elle est une réalité à faire advenir dans le quotidien. Elle sera d’ailleurs mise à mal au cours des années de la Terreur (1793-1794). D’où sa non inclusion alors dans la devise républicaine.

Ce n’est qu’en 1848, au moment de la déclaration de la IIème république que le mot prend place dans la devise nationale aux côtés de liberté et égalité. « Nous l’avons emprunté à l’Evangile de la religion » dira Lamartine, « pour le jeter dans l’évangile de la politique. »

22 – L’articulation des 3 concepts : liberté, égalité, fraternité

                La présence du mot fraternité dans le triptyque républicain en souligne la dimension  sociale et politique. Des « égaux en droit » ne sont pas forcément des « frères », mais il n’est pas de frères là où règne la caste, l’organisation de la société en « ordres », les privilèges. La fraternité est donc l’articulation centrale du triptyque, celle qui peut donner forme « juste » (au sens de justesse) à la liberté et à l’égalité. Prenons une image, celle de la barque : liberté et égalité en sont les deux rames. S’il n’y a qu’une rame, on tourne en rond. L’articulation des deux demande ajustement et énergie. La fraternité est la source de cette énergie et le critère de l’ajustement.

La liberté du citoyen sous ses diverses formes  : d’association, d’espression, de conscience, etc ; l’égalité de tous et chacun devant la loi, l’égalité des droits de tous et chacun, tout ceci peut être régulé par la loi. La fraternité ne peut être fixée par la loi. L’Etat peut seulement en faciliter l’expression en même temps qu’il peut favoriser l’engagement des citoyens qui s’investissent au service du bien commun.

La fraternité républicaine inscrit comme nécessaire la compensation d’une sorte de dette reconnue à celles et ceux qui, à des titres divers,  restent sur le bord du chemin. La fraternité ne s’exige pas par la loi, elle est exigence d’humanité. C’est un certain regard porté sur les sans droits reconnus, les sans voix, les exclus de toute nature qui suscite l’exigence de fraternité laquelle va nourrir les combats pour que la liberté et l’égalité de tout un chacun soient respectées. Dans cette logique s’inscrivent les appels forts du mouvement ATD Quart monde, dans la ligne de la pensée et de l’action de son initiateur, Joseph Rezinski, qu’il traduisait ainsi : « Une politique pensée à partir et avec les plus pauvres ne peut qu’être bénéfique pour tous. » C’est la fraternité inscrite dans le triptyque républicain qui conduit l’Etat à instituer le droit au travail, à la protection sociale, à la santé, au logement, à l’éducation, tous droits économiques et sociaux qui seront inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’homme votée par l’ONU le  10 décembre  1948.

23 – Quelques incidences de la mise en oeuvre d’une difficile fraternité

                Dans le système éducatif :

privilégier les apprentissages coopératifs aux apprentissages compétitifs. Il s’avère en effet que les premiers favorisent davantage la réussite de l’ensemble en termes de respect d’autrui, de développement des connaissances, de réciprocité du donner et du recevoir.

Privilégier les jeux coopératifs qui ne mettent plus les joueurs en concurrence mais leur proposent d’être ensemble, partenaires, pour définir une stratégie en vue d’atteindre un objectif.

Dans l’exercice de la justice : changer le regard sur les accusés, leur permettre de retrouver dignité à leurs propres yeux et aux yeux d’autrui dans le chemin de reconnaissance de leur faute par rapport à la société et à quelques-uns de ses membres (cf. procès d’Angers, témoignage de C.Brouillet) créer des espaces de parole pour les victimes;  mettre en oeuvre également une politique de soin et de retour à la vie sociale. La loi Taubira 2014 a introduit le concept de justice restaurative. Elle a pour objectif de rendre la parole à celles et ceux qui sont directement concerné-e-s par le délit ou le crime : l’auteur, la victime, mais aussi la communauté de vie à laquelle ils appartiennent et, par un processus qui leur donne le temps de nouer un dialogue sans qu’aucun bénéfice puisse en être attendu a priori.

Dans le monde de la santé et de la protection sociale. La fraternité en acte est au cœur d’une politique du prendre soin et ce jusqu’au terme de la vie (cf. la problématique de la loi Léonetti 2005)

Avant que l’Etat dit « providence » ne mette en oeuvre des systèmes de solidarité qui manifestent la considération de tout citoyen comme « frère », de nombreuses sociétés dites « fraternelles », sociétés de secours mutuel, viennent prolonger la tradition remontant  au Moyen Age dans  des confréries et du compagnonnage. Secours pour les associés en difficulté du fait de la maladie, de l’âge, des accidents du travail. Préfiguration des organisations syndicales qui apparaitront au XIXème siècle. C’est une fraternité un peu sélective du fait qu’elle s’exerce à l’égard des associés. Tout autre l’intention du Conseil national de la résistance en 1945 qui préconise la mise en place de la SS selon le principe : « Chacun cotise selon ses revenus et reçoit selon ses besoins. » Dans la même ligne se situe la création des ASSEDIC. Moments fondamentaux dans l’histoire de la nation où la solidarité est considérée comme le socle et la force du lien social. Aujourd’hui ce socle est fortement fragilisé y compris dans la société européenne qui valorise la compétition, la ranler, de concurrence eui conduit à considérer l’autre comme un rival plutôt qu’un frère. Manière concrète de dire que la fraternité est le fondement du lien social et que, si elle doit être à la source du travail législatif pour soient effectivement reconnues et respectées la liberté et l’égalité de tout un chacun, elle ne peut se dispenser d’une expression concrète dans la proximité et d’une vigilance continuelle. Je voudrais citer en conclusion de cette partie de notre réflexion le philosophe Abdennour Bidar qui écrit dans son « plaidoyer pour la fraternité », après la manifestation du 11 janvier : « Je marche avec tous ceux qui veulent aujourd’hui s’engager pour faire exister concrètement, réellement, quotidiennement, la fraternité la plus large. Du côté de tous ceux qui ont compris que la fraternité universelle est la valeur qui a le plus de valeur. »

3 – Fondement de la fraternité républicaine

                Dans le « moment fraternité », Régis Debray écrit : « Parce qu’il n’est pas de fraternité durableet consistante sans quelque valeur sacralisée, le « nous » des nations démocratiques, tout sécularisé qu’il se veuille, a trouvé son principe unificateur dans la consécration des Droits de l’homme. » Lesquels, comme je l’évoquais tout à l’heure,  se sont ouverts aux droits sociaux, économiques et culturels. (les citer dans les articles 21-27). Demeure la question : qu’est-ce qui fonde ces droits et, en réciprocité, ces devoirs mutuels créateurs de lien social, s’il n’est plus de référence religieuse reconnue par tous ?

Qu’est-ce qui fait que des « ennemis » fraternisent : ligueurs et insurgés en 1948, poilus et allemands sur la ligne de front en 1917 ? Sinon que soudain leur apparaît que ce qui est censé les séparer, les opposer, les volontés politiques qu’ils servent, sont en train d’ébranler, de nuire à ce qui fait leur foncière égalité par delà toute différence à savoir leur humanité commune. Frères en humanité. Le combat pour l’advenue de la fraternité entre quiconque s’identifie au combat pour l’advenue d’une humanité digne de ce nom à savoir l’humanité singulière de chacune et chacun et l’humanité dans son ensemble, cette qualification qui nous distingue de l’animalité.

Comme le souligne Yves Burdelot dans son livre « Devenir humain », le devenir frères est lune composante essentielle du devenir humain. Et « ce chemin d’humanisation de l’homme est directement confié à la responsabilité des hommes faisant ensemble leur histoire au travers des conflits où leur « inhumanité » les conduit. »[2] La reconnaissance de l’humanité en chaque individu pris pour lui-même et non plus comme membre d’un tout (race, tribu, famille, clan,etc) n’a rien de spontané ni d’évident. C’est pourquoi nous parlons d’une difficile fraternité et que nous expérimentons qu’il est difficile de construire ce lien social se basant sur la fraternité. Relisant l’histoire, nous voyons comment dans nombre de tragédies les droits de l’homme sont bafoués, et se fait jour notre « inhumaine » humanité. Si nous acceptons que le fondement de toute fraternité humaine soit notre commune humanité, nous pouvons dire que la construction de la fraternité fait corps avec l’humanisation progressive de tout un chacun et de tous ensemble.

Mais, par quels chemins devient-on humain, par quels chemins devient-on frère ? Par le chemin de la reconnaissance d’autrui égal en dignité. Par le chemin du « se tenir aux côtés de » (autre nom du compapgnonnage) pour que cette reconnaissance s’incarne dans des liens sociaux d’appartenance non excluant. Par le chemin du respect de cette dignité qui se nourrit du respect de la différence, long chemin d’apprivoisement réciproque. Par le chemin du sortir de soi pour s’ouvrir à autre que soi, lieu d’expérience de la fécondité de l’accueil de l’ailleurs, de l’imprévu…

Ainsi entendons-nous que la fraternité a vocation à l’universel quand elle accepte comme fondement l’appartenance à une humanité commune toujours en devenir d’humanisation. Humanité appelée à vivre ensemble dans cette maison commune qu’est la planète terre dont la vocation est d’être « heureusement » habitable par tous. Et je rejoins là l’urgence écologique qui la traverse aujourd’hui.

[1]    Agapè appartient au vocabulaire de la 1ère épitre de Jean. « Dieu est Amour » (agapè) et c’est de cet amour que nous devons nous aimer les uns les autres.

[2]    Deux films à voir à ce propos : Le fils de Saul (Làslo Nemes) et Une histoire de fous (Robert Guédiguian.

 

Les 3 textes étudiés en atelier

Texte de Geneviève de Gaulle Anthonioz étudié en atelier

 

« Un jour, j’ai accepté d’aller avec le père Joseph Wresinski rencontrer ces très pauvres dont il me parlait. Je crois que c’est la première chose que nous pouvons faire : ouvrir les yeux, accepter de connaître, accepter d’aller voir… Le deuxième pas que nous devons franchir les uns et les autres, c’est refuser ce qui est inacceptable. Au camp de Noisy-le-Grand, il y avait deux petits enfants qui étaient morts dans l’incendie d’un de ces bâtiments qu’on appelait des igloos, ils étaient mal protégés du froid par des épaisseurs de papiers journaux. Nous nous sommes tous retrouvés dans la chapelle du camp, très serrés les uns contre les autres, des amis, des volontaires, des familles, pour partager l’immense douleur de la famille dont les petits enfants avaient brûlé et, à ce moment-là, on s’est senti vraiment comme des frères et sœurs. Tout à coup cela m’a liée, d’une manière définitive. C’était ma famille, je voulais que ce soit ma famille…

Dans un camp de concentration, nous n’avions rien d’autre à opposer à la cruauté, à la haine, à la destruction des êtres humains que cette fraternité. Finalement, c’est elle qui gagne parce qu’elle est plus forte que tout. Et ce que les familles en grande pauvreté nous apprennent au jour le jour, avec leurs moyens, avec ce qu’elles construisent entre elles, avec nous et avec le monde des autres – qu’elles pourraient détester à juste titre parce qu’elles sont injustement plongées dans la misère – c’est la fraternité. »

Geneviève de Gaulle  Anthonioz

 

Texte de Régis Debray, « Le moment fraternité », p. 244-248. Etudié dans un deuxième atelier

« Brothers, sisters ! Hermanas, hermanos ! cela ne s’entend pas dans la 5ème Avenue, mais à Haarlem ; pas à Neuilly, mais à Barbès … C’est courant entre cuivrés, frisés, blacks, barbus. C’est saisissant le dimanche dans une église baptiste de Brooklin, pour Noirs exclusivement, quand se mêlent au chant des gospels les cris des fidèles bras levés, les claquements de mains, les danses dans les travées, les embrassades et les accolades de l’assistance. Cela ne frappe pas les yeux dans les halls de banque…

Frère ne s’écrit pas, mais se dit. C’est l’orgueil des banlieues, la fierté des terrains vagues – ou alors un signe de connivence entre cadets et mineurs, comme s’appelèrent un beau jour du XIIIème siècle les pénitents d’Assise, les compagnons de Saint François, partis à Rome pour faire approuver leur règle par Innocent III. .. « Mineurs, dit François, voilà le nom qui nous convient. » L’ordre était baptisé, il était déjà mendiant ; il sera mineur, et plus je serai mineur, plus je serai frère…

Peut-être se disait-on « frères » dans les légions de Spartacus – nous n’en savons rien : les esclaves n’ont pas d’historiens. C’eût été un cri séditieux. Un mot d’insurgé, non d’homme libre. Les Anciens n’avaient droit qu’à la philanthropie et à l’amitié. La première désigne l’amour de l’humanité en général, et la seconde, une dilection particulière entre gens de qualité. La fraternité se tient entre les deux : elle est plus sélective que la philanthropie et plus belliqueuse que l’amitié. Si l’on entend par humanisme la pensée selon laquelle l’appartenance à l’espèce humaine suffit pour que tout homme ait droit au respect, le monde antique l’a conçu et parfois pratiqué. Mais, pour un Sénèque, par exemple, la bienveillance à l’égard du semblable  est instinctive et naturelle, fondée sur la ressemblance des hommes entre eux. La fraternité, elle rassemble plutôt sur la dissemblance et sait transformer l’humiliation en fierté…C’est un apprentissage. L’idée que l’humanité est une stipule un devoir de respect, dû à tout homme quel qu’il soit, mais qui peut se montrer passif et abandonner l’autre à son sort, alors qu’un frère vit le malheur de l’autre comme le sien propre. Quant à l’amitié, la philia grecque, c’était l’entre soi des patriciens, auxquels le travail des esclaves donnait le loisir d’être libres. .. L’amitié  berce, la fraternité secoue. .. la fraternité rêve d’être tout à tous… »

Régis Debray, « Le moment fraternité », p. 244-248.

 

Texte de Yves Burdelot, « Devenir humain », p.79-80 étudié dans un troisième atelier

 

« Longtemps, dans nos textes républicains, l’idéal de fraternité vise tous les membres de la nation, mais ne porte pas au-delà. C’est que l’idée d’un rapport fraternel avec  tout homme ne va pas de soi. Autant il est facile de montrer que l’idéal de liberté et d’égalité est fondé dans les données mêmes de la nature, autant une fraternité s’étendant de manière universelle n’a rien de naturel. Au plan de la nature, on est frère ou sœur d’abord par le sang. De là, le sentiment peut s’élargir au clan, aux compagnons de travail ou de combat. La communauté de langue, de culture et de destin peut encore l’étendre à ceux avec qui on partage l’identité nationale (ce que revendiquent tous les partis nationalistes). Mais on ne va pas au-delà. Bref, si on se limite aux données de la nature, la fraternité appartient à ce qu’on nomme les valeurs « charnelles » celles qui nous relient aux proches. On sous-entend par là qu’ainsi liés à eux dans la défense de nos intérêts communs, nous serons forts pour nous distinguer des autres. Parfois pour les combattre.

La pensée démocratique moderne vise, elle, « l’homme abstrait » et non pas celui qu’on identifie par sa parenté (de sang, de race, de culture, etc.). Il y a donc, au cœur de l’idéal républicain tel qu’il est entendu aujourd’hui, une rupture qui met en cause l’enfermement sur soi-même, un appel au dépassement des intérêts naturels, le souci d’une disponibilité à l’égard de tout autre. Ou, pour parler le langage de Levinas : « Sortie de soi qui en appelle à l’autre, à l’étranger. La rencontre, c’est entre étrangers que cela se passe ; sans cela ce serait de la parenté. » Reconnaître en tout autre et d’abord dans l’étranger un frère ou une sœur et s’employer à le faire vivre, c’est entrer dans la dynamique d’un amour qui peut nous paraître inouï puisqu’il pourrait, à la limite, nous conduire à mettre notre vie en jeu pour la sienne. Penser ainsi la fraternité nous conduit sans doute au sommet de l’humanisation. Utopie disent certains. Au contraire, je crois, réalisation suprême de la liberté. »

 

                               Yves Burdelot, « Devenir humain », p.79-80

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