Compte rendu Conférence de Jean-Marie Ploux du 27 avril 2014

soirée 27 février 1

 

 

 

Agir et Résister en Chrétien Au nom de Quoi?

 

En commençant cette présentation de mon ouvrage je dois vous avouer simplement que son sujet ne fait pas partie de ceux qui habitent ma pensée de façon privilégiée depuis de nombreuses années, car elle est centrée sur la question de Dieu aujourd’hui.

 Elle n’en est pourtant pas séparée car, en régime chrétien au moins, si la question de Dieu n’est pas portée dans l’existence concrète des hommes, elle devient assez vaine.

 Et surtout, étant contemporain d’Auschwitz, du Goulag, d’Hiroshima, des guerres coloniales, de la Révolution culturelle, des génocides du Cambodge et du Rwanda, j’en passe, d’une part et, de l’autre, de l’invention du continent génétique qui met entre les mains des êtres humains un domaine, celui de la vie, qui jusque dans les années soixante était réservée à la Nature ou à Dieu, il est bien clair que les questions d’éthique ou de morales ne pouvaient pas m’être étrangères.

 C’est pourquoi j’ai répondu favorablement à l’invitation de mon éditeur quand il m’ a demandé d’écrire sous le titre de résistance. J’ai accepté en modifiant le sujet et en mettant en titre agir et résister, refusant de mettre d’emblée le chrétien dans une unique position de résistance. La charte du chrétien énoncée aussi bien par Paul que par Jean est : vivre dans le monde sans être du monde… ce qui voulait dire suivre la logique de l’Évangile et non celle de la Puissance.

 Autre précision, dans le contexte politique souvent indécis et houleux de notre temps, je me suis placé sur le plan éthique, c’est à dire en amont, en accompagnement et en regard critique de l’engagement politique et de ses engagements. Pas seulement parce que, étant prêtre, je n’ai pas à préconiser quelque engagement politique que ce soit mais parce que je tiens que l’éthique est à la fois l’inspiratrice de l’engagement politique et la source du regard critique que l’on doit porter sur lui.

Nous sommes dans une situation très paradoxale : 

À cause de nouvelles connaissances scientifiques ou d’inventions technologiques,  et aussi parce que nous ne pouvons pas ignorer ce qui se fait ailleurs dans l’Europe ou le monde, nous sommes devant des questions éthiques inédites. Et encore, certains postulent un post- ou un transhumanisme fondé sur des possibilités techniques nouvelles qui nous incorporeraient ou incorporeront tous ces appareils miniaturisés qui nous branchent sur l’extérieur ou sur les autres. 

En même temps, dans une société devenue irréligieuse, postchrétienne et plurielle,  nous ne disposons plus d’un socle de convictions communes qui nous permette de prendre des décisions acceptables par tous. Nous ne disposons plus d’une unanimité religieuse, nous ne disposons pas non plus d’une notion de nature humaine qui soit reconnue par tous, ni d’un consensus fondé sur un travail de la raison, ni d’un concept commun de la dignité humaine. Et même la domination de l’idéologie libérale et l’appel aux individus pour consommer contribuent encore à nous isoler dans nos individualités. C’est par là que nous allons commencer et ce sera le premier temps de nos échanges.

I – Un quadruple rappel.

1 – Une société devenue irréligieuse. Le mouvement de la sécularisation consiste en ce que la société dite moderne, s’est soustraite au rôle fondateur, structurant et régulateur de la religion. Les appareils religieux et d’abord catholique n’ont plus de rôle institutionnel dans ce qui concerne les affaires de l’État. Et ce divorce a été ratifié par les lois de 1905-1925.

De ce point de vue nous sommes dans une société irréligieuse.

Cet état de fait a été entériné sous l’aspect juridique par ce que nous appelons la laïcité qui crée l’espace pour que des consciences se déterminent librement en matière de religion, de spiritualité et plus largement de convictions philosophiques et politiques. En même temps l’État, chargé de l’ordre public, garantit le libre exercice des cultes et son expression publique dans le strict respect des lois définissant cet ordre.

La foi est donc une affaire personnelle. Mais il faut lever une ambigüité qui repose sur une confusion entre « personnel » et « privé », d’une part,  opposé, d’autre part,  à « public » assimilé au « politique » au sens d’action au service de la cité.

Contrairement à la position de croyants qui prétendent agir en tant qu’homme en mettant entre parenthèses leur foi et à la position d’un certain nombre de laïques qui récusent toute expression de la foi dans le domaine « politique », les croyants n’entendent pas mettre en sommeil leur foi quant il s’agit de leurs responsabilités dans l’ordre politique, ni renoncer à une expression publique de leurs convictions dans un débat démocratique. C’est-à-dire dans le respect des différences et des règles du dialogue.

 2 – Une société postchrétienne. Bien que l’appareil ecclésial subsiste et qu’il y ait encore des communautés chrétiennes, il apparaît de plus en plus clairement que le christianisme – parfois renié et combattu – est exculturé. On nie sa place dans l’histoire de la civilisation, on en perd la mémoire, il en subsiste un vague déisme ou le souvenir d’une théologie datant du Concile de Trente dont on ne retient que l’aspect moralisateur et contraignant. 

3 – Une société plurielle. En même temps, depuis les années 70, une pluralité d’origines culturelles nouvelles et de religions ou spiritualités a droit de cité dans notre société. L’islam bien entendu, le judaïsme imbriqué dans la question Israël-Palestine, le bouddhisme et d’autres spiritualités plus ou moins orientales. 

4 – Nous vivons sous la dominante idéologique du libéralisme avec la sacralisation des lois du marché. Ce système repose sur l’exaltation du sujet comme individu atomisé et sur sa consommation. Car il ne s’agit pas de récuser les acquis de la Modernité en termes de liberté, de responsabilité, d’accès au savoir etc. Mais bien d’interroger la logique qui met face à face des entités globales et des individus atomisés sans institutions médianes et médiatrices.

Ce qui veut dire qu’il s’avère incapable de fonder un lien social comme le faisaient autrefois la religion ou, plus récemment, des idéologies comme la patrie ou le nationalisme ou encore des messianismes historiques de type marxiste. D’autant plus que l’appartenance à l’Europe nous prive de la ressource de faire l’unité des uns contre les autres. Heureusement !

J’ajoute un point, et non des moindres : à une date que je ne saurais déterminer, nous sommes entrés dans une sorte de renversement de positions. Nous partions jadis d’une théorie a priori – vision du monde, de l’homme, de l’histoire – pour en déduire des pratiques que nous devions ajuster au mieux à la théorie. Aujourd’hui nous partons de pratiques, mouvantes dans l’espace-temps, et nous les justifions par une théorie a posteriori. C’est vrai dans le domaine politique comme dans le domaine de l’éthique. Exemple : le passage de l’interdiction de la recherche sur l’embryon humain, sauf exceptions dument justifiées, à l’ouverture à la recherche encadrée.

II – Un socle commun effrité

Parce qu’ils touchent chacun dans l’intimité de sa personne, les récents débats soulevés par la proposition de loi du mariage pour tous ont révélé que les clivages reposant sur des différences spirituelles ou religieuses s’étendaient désormais à la conception de l’homme ou de l’humanité.

Nous n’avons plus de consensus sur la nature humaine, la loi naturelle ou le droit naturel. Cette vieille notion héritée des stoïciens et qui depuis st Thomas servait de référence commune ne fonctionne plus. Pour l’Église catholique qui défendait le caractère unique de la vérité qu’elle soit révélée ou qu’elle vienne de la raison, cette notion était mise en avant pour faire admettre le caractère raisonnable de ses positions. Mais, les sciences comparatives du comportement, les neurosciences, la paléontologie évolutive et la critique écologique – entre autres – ont mis à mal le statut exceptionnel de l’homme dans l’ordre de ce que les croyants appellent la création. La nature humaine n’est plus caractérisée par son statut d’exception. 

Nous ne partageons plus les conclusions de la raison. Ainsi dans le débat toujours récurrent qui oppose la nature – l’inné – à la culture – l’acquis, la radicalisation fait que ce qui relève du « donné » naturel s’efface devant la volonté de l’homme de légiférer sur lui-même, c’est-à-dire devant la culture. Cela ne date pas d’aujourd’hui, Descartes et Pascal, le relevaient à propos de la « coutume » et de la « morale ». Et je remarque Rousseau, sceptique par rapport aux ressources de la société cherchait dans la Nature un appui objectif à la morale…et à la foi. Ce n’est pas sans signification que devant l'(échec du culte de la raison Robespierre ait eu recours, en pleine Terreur, au culte de l’Être suprême… 

Nous n’avons pas non plus la même conception de ce qu’est la « dignité » de l’homme pas plus de ce que c’est que la « personne » humaine. Les débats autour de l’euthanasie l’ont amplement montré et vont continuer à le montrer. Mais aussi les débats autour de la prostitution, et plus généralement, de la disposition de son corps. Et du statut de l’embryon humain ou du foetus. On parle de « valeurs » universelles. L’histoire montre, et la diversité géopolitique aussi, qu’elle sont en fait prises dans le particulier. Ce qui est peut-être universel, c’est la recherche constante d’une convergence ou d’une extension d’un certain nombre de valeurs. Mais, Auschwitz a montré à quel point on pouvait régresser sur ce plan.

Et les drames de Lampéduza montrent aujourd’hui notre impuissance à tenir dans le concret l’égale valeur de la vie humaine par exemple. Mais pourquoi faudrait-il attendre d’une société qu’elle se préoccupe de l’être humain en ses débuts quand elle admet qu’il est légal de larguer des hommes et des femmes qui ont travaillé vingt années ou plus dans une entreprise, qui s’avère incapable de sacrifier quoi que ce soit pour renverser un ordre des choses qui fait des naufrages de Lampedusa à répétition, qui continue à vendre des armes au plus offrant, et qui a érigé en principe premier le plaisir du moi du haut en bas de l’échelle sociale ? 

La République française laïque se défiant de tout communautarisme, prétend régler par des votes majoritaires (dans les conditions actuelles de la constitution, en réalité minoritaires) des questions qui relèvent de l’éthique. 

Dans ces conditions, la question se pose de savoir comment des croyants peuvent se positionner. Faut-il continuer de chercher un socle commun pour déterminer les choix éthiques qui nous sont imposés par les nouvelles connaissances scientifiques, les innovations techniques, la mondialisation des échanges etc. ? Personnellement, je pense qu’il ne faut pas déserter ce champ. Mais on ne peut pas attendre cet hypothétique accord pour agir. Reste donc aux différentes familles spirituelles à se forger une morale, à se donner des repères pour un agir conforme à leurs convictions. Et à les engager dans une action et à les expliciter dans un discours aussi audible que possible pour les autres.

Et, du point de vue chrétien, c’est récuser à la fois la reconquista, le retrait du monde, sa condamnation, son ignorance, le mépris de l’autre et sans doute un front commun des croyants contre les autres…

Dès lors la question se pose aux chrétiens de savoir sur quels critères ils se fondent pour agir dans le monde et de quelle manière ils le feront.

Cela veut dire entrer dans le débat démocratique et le dialogue. Le chemin est donc malaisé et très étroit pour proposer des repères en espérant que d’autres pourront les partager.

III – La personne et les structures

Ainsi, nous ne disposons plus d’un socle commun sur quoi construire une éthique universelle. Et l’horizon – nécessaire – des Droits de l’Homme ne s’impose pas à tous et, de plus, ces droits sont transgressés de façon continue par ceux-là même qui les ont défendus.

Depuis longtemps, la non-réception des grands textes de l’Église en matière sociale a manifesté qu’à l’intérieur de l’Église catholique nous sommes aussi divers devant les distorsions économiques ou les grandes injustices planétaires, mais nous ne voulions pas le voir. Paradoxalement, c’est la focalisation des questions d’éthique sur le mariage pour tous qui a fait éclater au grand jour cette diversité pour ne pas dire ces contradictions. Aujourd’hui nous comprenons peut-être que tout est lié : la défense de la personne humaine et l’agir sur les structures qui la mettent en péril.

 Les évêques en avaient pris acte à Lourdes quand en 1972 ils ont reconnu la légitimité d’une pluralité de positionnement dans l’ordre politique. Gabriel Matagrin Politique, Eglise et foi, (Centurion). Il y était reconnu pour la première fois le pluralisme des options politiques que les chrétiens pourraient prendre. En clair cela signifiait que, comme dans la société civile, la parole d’en haut ne faisait plus la vérité. D’une certaine façon c’était un bien car cela renvoyait chacun à sa conscience dans sa lecture des Écritures et dans son écoute des Pasteurs mais cela n’avait de sens que s’il y avait un dialogue dans la communauté où chacun s’écoutait, rendait compte de ses choix. Nous en sommes très très loin…

 IV – L’éthique en amont et en aval du politique.

 Je ne me place pas sur le plan de l’agir politique mais de l’éthique. C’est-à-dire de l’inspiration chrétienne d’un positionnement personnel dans l’ordre politique au sens le plus large du terme : le service des hommes dans la cité. Il s’agit donc des conditions d’une responsabilité personnelle, en amont de l’action pour ce qui concerne son inspiration et en aval pour son évaluation. Naturellement aussi dans son exécution. 

Je refuse de dissocier ce qui est de l’ordre de l’éthique personnelle et ce qui relève de l’éthique sociétale ou communautaire comme je refuse de considérer la situation de notre pays hors des solidarités de fait ou des solidarités voulues ou refusées avec le reste du monde. 

En réalité la question centrale est celle de l’interprétation. Ce serait facile si les situations parlaient d’elles-mêmes, or nous sommes devant la complexité des personnes et des enjeux, la pluralité des forces en présence et des intérêts visibles ou cachés, conscients et inconscients. Ce serait facile aussi si l’Écriture nous dispensait du travail d’interprétation en se résumant à des commandements d’application automatique.

Et c’est difficile car nous sommes dans la dimension de la complexité au sens où Edgard Morin l’a développée. 

C’est pourquoi j’ai proposé des repères pour interpréter d’un point de vue chrétien et ecclésial.

Sans avoir développé assez d’ailleurs les conditions ecclésiales de cette interprétation : (Rapport personnel à l’Écriture, prise en compte de la complexité des personnes et des situations, réflexions proposées par le Magistère, dialogue et confrontation dans l’analyse et l’évaluation des conduites…)

V – Les points forts d’une proposition dans l’ordre de l’éthique

Ils sont de deux ordres: les conditions de la décision éthique et les repères proposés. Les premiers me semblent devoir être acceptés par tous, les autres non, quoiqu’ils puissent trouver écho en d’autres qui ne sont pas chrétiens.

 A – Les conditions d’une décision éthique.

 Il s’agit ici d’affirmer que toute décision éthique est celle d’une personne et qu’elle concerne des personnes. Personnellement, je dirai d’un être humain.  Mais j’y reviendrai.

Et donc qu’il faut articuler trois plans : le plan de la personne, singulière dans son unicité, le respect de sa liberté, de sa dignité intangible etc.

Le plan de la particularité des situations et des contextes culturels, historiques, familiaux, économiques, sociaux etc.

Enfin la nécessité de poser un horizon d’universalité pour ne pas rester prisonniers de communautarismes ou de totalitarismes. Donc nécessité d’une confrontation, de débats et de dialogues.

Et j’aoute qu’il faut prendre en compte la temporalité. Entre l’urgence et la durée, le respect des rythmes, la patience des mûrissements : tout n’est pas immédiatement possible… 

B – Des repères

 Je ne prétends pas donner de leçons ni de recettes mais je  pose que l’action chrétienne est une décision de conscience, inséparable de la communauté mais aussi des autres. 

Et je propose quelques critères dans ce que j’appellerais la « logique » chrétienne:

 – le respect de la parole et, particulièrement, de la parole donnée. Le poids des mots, des engagements, le bannissement de la langue de bois et du verbiage, la concordance entre les paroles et les actes etc. Bref : restaurer la confiance dans la Parole. Le chantier est immense, et je pense en particulier aux médias…

 – le respect de l’unicité de la personne. Et c’est ici que je reviens sur la question de l’être humain ou de la personne. Chrétiennement parlant, nous mettons en avant la notion de relation pour définir la personne. Et nous avons raison, mais on ne saurait soumettre la notion de personne à la qualité ou même à l’existence ou non de « relations ».  Ni même au consentement de la raison ou au jeu de la liberté. La question me semble être celle de la dignité de l’être humain. Cette dignité qu’on lui reconnaît est inconditionnelle. C’est un décret a priori des hommes pour l’homme. Celle par exemple qui se vérifie quand on revendique que tout être humain soit identifié dans sa mort. Celle qui refuse l’esclavage, y compris consenti. Celle qui refuse le commerce de son corps quels qu’en soient les motifs. Naturellement, ceci se heurte à des pratiques de fait : la guerre ou le terrorisme kamikaze par exemple. Mais ce n’est pas une raison parce que la réalité dément l’option éthique pour que celle-ci soit dévalorisée. C’est l’inverse qui est vrai. Autrement, si la pratique devient le critère qu’il faut ratifier, on est au degré zéro de la moralité.

 – la priorité du regard et de l’agir à partir des plus fragiles et des plus vulnérables. Ce n’est sans doute pas l’apanage des chrétiens mais c’est bien au cœur de la logique de leur foi dans une révélation qui met en son centre l’humilité de Dieu et sa présence au plus bas de l’humain, au plus loin, dans les périphéries de l’existence si ces mots ont un sens. Nous en sommes très loin infiniment loin… 

– le service de l’autre avant soi-même et du bien commun avant son propre bien. Ici aussi c’est une logique du don et du partage dans l’ordre de l’inconditionnel.

 – le refus de la violence et le pardon. Evidemment le refus de la force brutale, l’engagement dans le dialogue respectueux et le débat démocratique. Ici encore, vaste chantier : quels lieux et quelles conditions pour un tel débat ?

Mais aussi le renoncement aux absolus. Mais sur tous ces points je vous renvoie à mon livre car je n’ai pas le temps de les développer !

 

soirée 27 février 1

 

 

Voici les questions posées lors de la conférence et les réponses de Jean-Marie Ploux, ceci à votre disposition sous la forme audio (pour écouter un clic sur la flèche).

 

 

 

 

 

Jean-Marie Ploux

 

Témoignage de Gérard sur la conférence

Ceci n’est pas un compte rendu . Les propos du père Jean-Marie tels que je les ai compris sont en caractère gras. Reste en gris une réflexion personnelle à partir de cet échange. J’insiste particulièrement sur une interprétation du ‘retrait’ de Benoit XVI, et sur une étude de la sécularisation .

Conférence JM Ploux

 

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