Delphine Horvilleur – Femme Rabbin –

Femme rabbin, une exception en France, elle place “le féminin” au coeur de sa réflexion. Et si Delphine Horvilleur indiquait une voie pour la résolution du conflit israélo-palestinien ?

Elle a étudié la médecine, a été journaliste à France 2, à Jérusalem avec Charles Enderlin, avant de rejoindre à New York un séminaire rabbinique. Femme rabbin – elles sont deux en France –, Delphine Horvilleur officie au sein du Mouvement Juif libéral de France, dans le 15e arrondissement de Paris. Sorti l’an dernier au milieu des polémiques sur le voile et le mariage pour tous, son livre, En tenue d’Eve, brillante déconstruction des discours religieux fondamentalistes, et éloge du féminin, nous offrait une bonne raison de la rencontrer. L’actualité tragique du Proche-Orient donne encore une acuité plus forte à son discours : et si la seule issue au conflit résidait dans la réhabilitation du féminin, la capacité « de faire de la place en soi pour l’autre » ?

Comment l’idée d’être rabbin vous est-elle venue ?

J’ai grandi dans l’est de la France, dans une famille juive qui m’a donné le goût de l’étude des textes et du questionnement de la tradition. En 1992, je suis partie en Israël pour y étudier les sciences médicales. J’y ai appris l’hébreu et pris aussi des cours d’arabe. A cette époque, en plein processus d’Oslo, la paix semblait à portée de main. Nous croyions la voir enfin arriver. J’étais, le 4 novembre 1995, à la manifestation pour la paix à Tel-Aviv, le soir où le Premier ministre Yitzhak Rabin fut assassiné, et avec lui le rêve de toute une génération. Pour moi, ce fut un moment douloureux de questionnement sur ce que pouvaient signifier mes engagements. Quelques mois plus tard, à Jérusalem, les attentats se sont multipliés. J’ai alors choisi de prendre un peu de distance géographique, avant de revenir dans la région.

Comment êtes-vous devenue journaliste ?

En 2000, juste après le retrait de l’armée israélienne du Liban-Sud, j’ai passé quelques mois à Beyrouth. Puis Charles Enderlin m’a proposé de le rejoindre au bureau de France 2 à Jérusalem pour y faire un stage à ses côtés, au moment même où débutait la deuxième Intifada. C’était passionnant d’un point de vue journalistique, mais humainement très douloureux.

“Rabbinat et journalisme ont plus de choses en commun qu’il n’y paraît.”

C’est là que vous optez pour le rabbinat ?

Pas du tout. Il m’a fallu encore du temps pour m’engager sur cette voie, le temps de comprendre que ce que j’avais cherché, dans la médecine ou le journalisme, m’amenait vers le rabbinat. Ces métiers ont plus de choses en commun qu’il n’y paraît : l’écoute de l’autre et la volonté de se porter témoin de son temps. Le journaliste traduit une réalité humaine en texte. Et au cœur de la fonction religieuse on opère constamment ce va-et-vient entre le texte et l’humain, avec la conscience, me semble-t-il, que l’un ne dit jamais tout de la complexité de l’autre.

Comment vous êtes-vous formée ?

A Paris, j’ai fréquenté de nombreux cours de pensée juive. Mais, souvent, je toquais à des portes et on me disait : il y a des cours de Talmud, mais pour les hommes. Alors je suis partie à New York, où hommes et femmes peuvent étudier côte à côte dans de nombreuses yeshivot [écoles talmudiques, NDLR]. Aux Etats-Unis, des femmes sont rabbins depuis les années 1970. Le judaïsme libéral y est très majoritaire alors qu’il est minoritaire en France.

Pourquoi ?

Il y a près de deux siècles, Napoléon a créé en France une instance représentative, un consistoire, de façon à n’avoir, avec la minorité juive, qu’un seul interlocuteur. Solution certes pratique pour les pouvoirs publics, mais peu propice à l’expression de sensibilités plurielles pourtant chère au judaïsme. Le Consistoire, ces dernières années, a parfois été proche d’une ultraorthodoxie et a délégitimé les mouvances progressistes. En France, le discours religieux officiel, toutes religions confondues, est plutôt conservateur. On l’a encore vu lors des débats récents sur le mariage pour tous.

A ce propos, dans votre livre, vous évoquez un célèbre verset de la Genèse cité par le grand rabbin Gilles Bernheim, et repris par le pape Benoît XVI…

Oui, pour illustrer leur opposition au projet de loi, ils ont tous deux cité le même verset (Genèse 27-1) : « L’Eternel créa l’homme à son image, masculin et féminin Il les créa. » Mais ils ont choisi de le traduire par « homme et femme Il les créa », insistant sur la complémentarité originelle de l’homme et de la femme. Or, les termes en hébreu pour dire « homme » et « femme » ne sont pas les mêmes que « masculin » et « féminin ». Choisir un terme et pas un autre est lourd de conséquences. Dans le texte biblique, le masculin et le féminin ne sont pas réductibles à la simple différence des sexes. Ils expriment une complémentarité d’un autre type. Le genre féminin représente souvent la vulnérabilité, le monde de l’intériorité, de la dépendance, alors que le masculin est celui de l’autonomie, de l’extériorité. Chacun d’entre nous, homme ou femme, expérimente dans sa vie tour à tour l’autonomie et la dépendance, la force et la vulnérabilité. Chacun d’entre nous fait des expériences qui dépassent ce à quoi on voudrait le réduire : les attributs de son sexe biologique.

 Ce que font les religions ?

Parfois, mais elles ne sont pas les seules. Cette invitation à penser l’altérité et la complémentarité par-delà la différence des sexes n’est pas une évidence dans notre société, on l’a vu encore récemment avec le scandale qu’a provoqué la volonté de parler de genre à l’école. On le voit au sein du judaïsme, du catholicisme et de l’islam, où la question du voile est particulièrement sensible. Au nom de quoi les femmes réclament-elles de porter le voile ? Est-ce une revendication d’individus pleinement sujets et acteurs de leur tradition ou une soumission de femmes à une lecture masculine des textes ? Ces questions se posent aussi au sein d’une orthodoxie juive qui promeut un discours d’exclusion des femmes de l’espace public et de l’étude des textes. Les tenir à distance du savoir, c’est les tenir à distance du pouvoir. La clé est là, dans l’accès des femmes à l’étude des sources religieuses.

“Les fondamentalistes ont kidnappé la notion de pudeur.”

A une éducation religieuse ? Mais nous sommes dans une société laïque !

Je parle d’une responsabilité morale des leaders de nos religions respectives, rabbins, imams ou prêtres. Tous doivent s’interroger sur ce qu’ils enseignent aux garçons et aux filles, sur la place des uns et des autres, sur ce qu’est le masculin et le féminin. De quelle manière leurs enseignements sont conciliables avec les valeurs de la République. Dans mon dernier livre, je me suis intéressée à la question de la pudeur des femmes, une obsession commune à tous les intégrismes religieux. Le corps des femmes exposé serait une menace pour l’ordre public, comme le serait leur accès aux textes. Bref, elles ne devraient avoir ni tête ni corps. Les fondamentalistes ont kidnappé la notion de pudeur, pourtant une valeur fondamentale.

Pourquoi ?

Notre époque érige la transparence en valeur suprême. Il faudrait tout montrer, tout dire, se mettre à nu. Cette idolâtrie de la transparence constitue souvent une forme de violence à l’égard d’un autre dont on voudrait tout voir. Dans ce règne de l’exhibition, les fondamentalistes ont beau jeu de se proclamer garants d’une pudeur ancestrale. Mais leur obsession du corps féminin transforme leur pudibonderie en obscénité. Dès lors, je suis blessée dans ma tradition par ce discours de pudeur si… impudique ! Il est urgent de revisiter ces notions : que veut dire être pudique ? De quelle manière les textes parlent-ils de la différence des sexes ? Comment conçoivent-ils le masculin, le féminin ? Et cette exploration doit être menée au sein de toutes les traditions religieuses.

Que représente la pudeur pour vous ?

Bien autre chose qu’une simple problématique vestimentaire. La pudeur est une conscience que quelque chose de l’autre échappe à mon regard, et vice versa. Son expérience n’est pas réductible à la mienne, et cette différence donne sens à la relation entre nous. Enfin, quelque chose de chacun échappe à tout enfermement dans une image ou une définition. Ces idées sont cruciales dans un temps de repli identitaire. Le « vivre-ensemble » dont parlent tant les leaders politiques ou religieux n’est possible que dans la reconnaissance de cette altérité. Et dans la conscience que des définitions identitaires ne disent jamais toute la vérité d’un individu. Aucun de nous ne parle « juste » en tant que juif, chrétien ou musulman, notre parole est toujours composite et nos identités, poreuses.

“Bien des femmes ont tenu dans l’Histoire des discours plus belliqueux que ceux des hommes.”

Cette porosité, vous l’étendez à la notion concrète des frontières, au Proche-Orient par exemple ?

La réalité géopolitique ne peut être résumée en slogans. Mais l’altérité est au cœur du conflit. Suis-je prêt à accepter l’autre dans sa différence, tout en percevant à quel point il me ressemble ? Puis-je accepter que l’autre ait quelque chose de moi, et que j’aie quelque chose de lui ? Il est temps, dans ce conflit, de penser autrement le « nous » et le « eux », d’envisager qu’il n’y a pas d’un côté les Israéliens et de l’autre les Palestiniens, mais un « nous » israélo-palestinien qui choisit la paix et la vie, et affronte ceux qui nourrissent la haine et assassinent tout espoir de paix. Lorsque ce « nous » verra tout ce qu’il partage, poser des frontières territoriales sera bien plus évident.

Entretien avec Delphine Horvilleur après les attentats Charlie Hebdo

Pour Delphine Horvilleur, les religions doivent se nourrir des mouvements du monde. En rempart au fanatisme, il faut s’ouvrir à l’autre.

A peine arrivée dans le café où elle nous a donné rendez-vous, Delphine Horvilleur s’excuse dans un sourire de ses cinq petites minutes de retard qu’on n’avait même pas remarquées. La réunion de rédaction du prochain Tenou’a, l’excellente revue de pensées juives – le pluriel est d’importance – qu’elle dirige, l’a un peu retardée, précise-t-elle. Ce vendredi 16 janvier 2015 cela fait exactement une semaine que la prise d’otages tragique à l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes a eu lieu, deux jours après la tuerie à Charlie Hebdo.

Si ces événements récents ont rendu sa réflexion plus urgente et nécessaire encore, cela fait déjà longtemps que cette jeune femme rabbin – l’une des trois seules de France – ne fait pas qu’interroger les textes religieux. Car pour elle, qui officie au sein du Mouvement juif libéral de France à Paris, la pensée religieuse ne doit pas s’enfermer sur elle-même, ne doit pas céder à la « tentation de l’illusion du figé » mais au contraire être en mouvement avec le monde, respirer et se nourrir des mouvements du monde. Un rempart à l’idolâtrie, au fanatisme.

Qu’elle s’exprime sur la tentation de l’Alya chez les Juifs de France ou la nécessité d’une réflexion commune de toutes les traditions religieuses, qu’elle évoque son refus d’une définition monolithique de l’être ou fasse l’éloge de la responsabilité humaine et de la complexité, qu’elle convoque la question de l’humour ou celle de l’altérité, Delphine Horvilleur parle avec la même attention soutenue, aimant à clarifier et ajuster sans cesse son propos.

Souvent, lorsqu’elle s’enthousiasme, elle lance un « incroyablement » qui module le cours de sa phrase. Un adverbe qui dit en même temps l’impossibilité de croire et l’émerveillement de la croyance. Joli paradoxe d’apparence pour une femme de foi.

Après ces tragédies, qu’en est-il vraiment de la tentation des juifs de France de partir en Israël ou ailleurs ?

Aujourd’hui on a tous envie de réponses globales, de comprendre les tendances collectives, d’entendre des vérités… Evidemment c’est plus compliqué que ça parce que ce sont des réactions d’individus qui réfléchissent à quel avenir ils veulent, et où ils veulent le vivre, avec toutes leurs complexités identitaires. Cette réflexion, nourrie autant d’idéal que de peurs ou de questions politiques et économiques, ne date pas de la semaine dernière, le choc de la tuerie à l’école juive de Toulouse en 2012 et la solitude incroyable dans laquelle ont vécu les juifs de France depuis l’avaient déjà fortement amorcée.

La vérité, c’est que j’entends des gens qui veulent partir, j’entends des gens qui veulent rester et surtout j’entends les plus nombreux, ceux dont on ne parle pas et qui ne savent pas ; à 8 heures du matin, ils se disent qu’ils vont rester, à 9 heures, ils se demandent où ils iraient s’ils partaient et puis à 10 heures, ils décident de ne plus du tout s’en aller…

Je ressens un léger inconfort avec le fait qu’on ne cesse de nous demander si nous voulons partir ou non car, en réalité la question que j’ai envie qu’on nous pose est comment, ensemble, ici et maintenant, on peut s’aider à se réinventer en assurant la sécurité de nos enfants ? On vit un moment où la France doit nécessairement se réinventer et cette réinvention est autant collective qu’individuelle. Et elle ne concerne pas seulement les juifs mais tout un chacun.

“L’un des outils contre le repli communautaire est de savoir que l’autre a peur pour moi.”

Ce qui s’est passé ce 11 janvier pourrait être un premier pas de cette réinvention…

Oui. Ce qui s’est passé dans ces manifestations où des hommes et des femmes se sont proclamés juifs, musulmans, policiers et journalistes, alors qu’ils n’étaient ni juifs, ni musulmans, ni policiers, ni journalistes, et qui, pour certains, n’avaient même jamais lu Charlie Hebdo, ouvre la possibilité de nous délivrer de l’identité monolithique dans laquelle on enferme bien souvent les êtres en les réduisant à leur affiliation.

Dans le même mouvement, ce moment offre une incroyable occasion de sortie du communautarisme et les pouvoirs publics devraient s’en saisir. C’est peut-être naïf, mais je crois que l’un des outils contre le repli communautaire est de savoir que l’autre a peur pour moi. Ces manifestations et le discours fort de Manuel Valls ont fait du bien à beaucoup de juifs. La possibilité de dire « je » pour l’autre, la possibilité de cette posture réellement empathique est la seule chose qui puisse apaiser le réflexe communautaire naturel et conserver la porosité du groupe.

J’ai été très sensible au fait que les gens fassent la queue devant les kiosques pour acheter Charlie Hebdo – moi aussi je l’ai fait, sans le trouver d’ailleurs… – mais aujourd’hui, dans deux heures, shabbat commence, et il n’y a pas de file d’attente devant les magasins de la rue des rosiers. Je ne jette la pierre à personne, mais je trouve que cela aurait été incroyablement fort que les gens viennent acheter leur brioche à la boulangerie casher simplement pour que moi, juive, je ne m’y sente pas comme une cible, ou simplement juste comme une juive.

Lutter contre le repli communautaire, c’est aussi s’ouvrir à l’autre. Comment vous impliquez-vous dans le rapprochement des juifs et des musulmans qui est si urgent ?

Il se trouve que le dernier numéro de Tenou’a s’est construit autour des figures des frères ennemis Ismaël et d’Isaac et de la question du dialogue (Isaac & Ismaël, se reparler ?) – on y a fait par exemple la lecture comparée de la sourate 37 et de la genèse 22 qui, chacune à leur manière, narre le sacrifice abrahamique. A sa sortie, en décembre, les tensions entre juifs et musulmans étaient déjà vives, ce n’est malheureusement pas nouveau, mais on ne pensait pas que cela allait prendre une telle intensité.

“On a besoin les uns des autres. C’est comme si chacun de nous possédait des clefs théologiques utiles à l’autre.”

Beaucoup de penseurs de l’islam, comme l’islamologue Rachid Benzine et le philosophe Abdennour Bidar par exemple, interviennent dans la revue et grâce à leurs lumineux regards on voit bien comment la parole de l’un peut aider l’autre à comprendre sa propre tradition. Cela évidemment ne suffit pas, on a tous conscience que ces relations doivent être renforcées et que, plus que jamais, on a besoin les uns des autres. C’est comme si d’une façon assez étrange et presque humoristique, chacun de nous possédait des clefs théologiques utiles à l’autre.

Les moments les plus glorieux et lumineux de nos histoires religieuses respectives, ce sont les moments où l’on a su emprunter les clefs à l’autre, je pense notamment à Moïse Maïmonide, philosophe juif qui a su métaboliser la philosophie musulmane pour nourrir la pensée juive mediévale.

Et aujourd’hui, quelles clefs pourraient être utiles ?

Par rapport à la question du blasphème, de la critique ou de la caricature, je crois qu’aujourd’hui l’islam peut peut-être apprendre quelque chose de la pensée juive. Ce n’est pas évident de le reconnaître pour eux et pas facile à dire pour nous parce qu’on ne veut pas être des donneurs de leçon. Ce qui est clair en tout cas, c’est que le judaïsme a développé un rapport particulier à l’humour et a puisé dans l’humour les racines de la distance interprétative ce dont l’islam est en recherche aujourd’hui.

Dans mon dernier livre, En tenue d’Eve, j’expliquais que toutes les traditions sont des palimpsestes, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas faites d’un bloc mais sont constituées d’une succession de couches. Bien souvent les gens ont une vision superficielle de leur religion et restent à la surface alors qu’il est essentiel de gratter les couches. Creuser les textes pour y trouver les voix subversives, c’est-à-dire, au sens premier du terme, les voix souterraines. Ces voix cachées qui ne figent pas la pensée religieuse dans la toute puissante littéralité mais, au contraire, invitent au renouvellement continuel de la lecture du texte.

Le monde est aujourd’hui braqué sur la France, aussi je me demande si, de la même manière qu’existe une french touch musicale, il ne faudrait pas inventer la french touch théologique… Je ne sais pas exactement comment il faudrait procéder, mais les différents leaders religieux peuvent déjà commencer à réfléchir ensemble à l’interprétation de leurs textes. Il est urgent de donner la parole aux voix religieuses progressistes de toutes les traditions, pour que les plus traditionnalistes ne soient plus les seules à être sonores.

Et comment faire pour que ce dialogue et cette intelligence partagée débordent du cadre religieux ?

Je crois que ça déborde naturellement, et que, quand le « leadership » modèle quelque chose de créatif et de nouveau, ça fertilise la société dans son ensemble. Je pense aussi que la pensée religieuse peut être beaucoup plus féconde pour le débat national qu’elle ne l’est aujourd’hui et qu’elle peut être autre chose qu’une menace. Je suis troublée d’entendre ces derniers jours dans les discours des grands défenseurs de la laïcité de notre pays quelque chose du langage religieux, du langage du sacré, c’est-à-dire que la laïcité est défendue comme une valeur fondamentale, un principe sacré pour lequel on est prêt au sacrifice, prêt à mourir, et la phrase de Charb qui a été mainte fois reprise depuis son assassinat « je préfère mourir debout que vivre à genoux » en est un vibrant exemple.

Je pense qu’il est essentiel que notre laïcité qui nous est à tous si chère, soit une laïcité cultivée en matière de religion et non plus ignorante car sinon, il me semble que la République ne remplit pas tout à fait son contrat. L’école de la République a ce but formidable de nous permettre de penser par-delà notre naissance, et ce regard critique sur là d’où on vient passe par la connaissance de l’autre comme de soi-même. J’ai des enfants à l’école primaire. Dans leur classe, tous les gamins connaissent les muses et les dieux de la mythologie, mais quand vous leur demandez qui est Abraham ou qui est Jacob, il n’y a plus personne. Aussi je crois qu’il est primordial, et beaucoup l’ont dit avant moi, que le fait religieux soit enseigné avec une distance critique dans les écoles. Cela n’est bien sûr qu’une petite partie de toutes les choses qui doivent bouger aujourd’hui. Ce qu’on vient de vivre a effectivement montré que la solution n’est pas monothématique. Notre système est défaillant tous azimuts ; se creusent des failles sociales, éducatives, psychologiques, politiques aussi bien que théologiques.

“Croyants ou non croyants peuvent se reconnaître dans un transcendant qui encense la responsabilité humaine.”

Ce jeudi 15 janvier aux funérailles d’Elsa Cayat, la psy de Charlie Hebdo, vous avez prononcé un très émouvant discours d’hommage dans lequel vous avez raconté une histoire du Talmud où Dieu se réjouissait que les hommes prennent leur responsabilité. Cette notion de responsabilité semble très importante pour vous.

 

Elle est primordiale. Je crois que croyants ou non croyants aujourd’hui peuvent se reconnaître dans un transcendant qui encense la responsabilité humaine. C’est ce que nos religions peuvent enseigner. C’est ce que la République peut et doit enseigner.

La responsabilité, c’est aussi savoir se remettre en question non ?

C’est idiot de dire que, quand des juifs ultra-orthodoxes en Israël demandent à des femmes de se lever pour aller s’asseoir dans le fond d’un bus, cela n’a rien à voir avec le judaïsme. La vraie position, c’est de se demander ce que le judaïsme a à avoir avec ça et comment on peut faire pour que l’interprétation des textes évolue. De la même manière, je pense qu’on a tort de dire et de redire qu’islam et islamisme n’ont rien à voir, cela déresponsabilise, désengage de toute réflexion et ne rend pas service aux musulmans éclairés.

Abdennour Bidar utilise souvent une métaphore que je trouve très forte : il dit que quand un arbre malade pousse dans une forêt, il ne faut pas simplement dire que cet arbre n’a rien à voir avec la forêt mais se demander pourquoi il pousse dans cette forêt. C’est-à-dire se demander qu’est-ce qui fait qu’au sein d’une tradition particulière et qu’à un moment donné, le fanatisme puisse prendre ce visage ? Et ça, c’est de la responsabilité de toutes les religions.

Dans votre édito du dernier numéro de Tenou’a, vous évoquez la figure du fratricide incarnée par Caïn et Abel. Qu’est-ce que cette histoire peut nous enseigner aujourd’hui, que l’on soit croyant ou pas ?

Je pense que c’est le texte de notre héritage commun qui le plus important à travailler religieusement en ce moment. Cette histoire, qui raconte un Dieu n’ordonnant rien mais mettant l’homme face à ses responsabilités, est incroyablement féconde pour ce que l’on vit actuellement. Parce qu’elle pose clairement la question de la responsabilité humaine et qu’elle interroge la position de la victime. Que vais-je faire de l’injustice qui m’a été faite ? Vais-je choisir la violence ? Vais-je réussir à surmonter cette souffrance et à trouver la force de me reconstruire, la force de construire le monde, la force de devenir ? Si Caïn vit sans aucun doute le meurtre de son frère comme une revanche légitime, l’histoire nous dit qu’il aurait pu en être autrement.

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